
Les deux principaux syndicats de magistrats en France, l’USM et le SM, déposent une plainte à la Cour de justice de la République contre le ministre de la justice Éric Dupond-Moretti pour des faits de « prise illégale d’intérêts ». Une première.
C’est une décision historique et lourde de sens que viennent de prendre les deux principaux syndicats de magistrats de l’ordre judiciaire : l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire) et le Syndicat de la magistrature (SM, gauche) déposent, devant la Cour de justice de la République (CJR), une plainte commune pour « prise illégale d’intérêts » visant Éric Dupond-Moretti, leur ministre de tutelle, selon des informations obtenues par Mediapart.
Finalisée en début de semaine, cette décision a été annoncée, jeudi 17 décembre au matin, lors d’une conférence de presse commune des deux syndicats de magistrats. « Il s’agit d’une décision grave et exceptionnelle qui répond à la gravité des faits », a indiqué Céline Parisot, présidente de l’USM. (...)
« Un ministre de la justice a-t-il le droit d’intervenir dans un dossier le concernant ou concernant ses anciens clients [en tant qu’avocat – ndlr] ? L’USM, le SM et l’immense majorité des magistrats pensent que non. Éric Dupond-Moretti, lui, pense que oui. Le président de la République ne trouve rien à redire. Nous sommes donc face à un blocage institutionnel », a expliqué la présidente de l’USM pour justifier cette plainte inédite. « En tant que ministre, M. Dupond-Moretti a tenté de se faire justice lui-même », a poursuivi son homologue du SM, Katia Dubreuil.
Les faits, qui avaient déjà provoqué une fronde historique de la magistrature contre le ministre, sont connus. À peine nommé Place Vendôme en juillet dernier, l’ancien avocat avait d’abord fait le choix de lancer des poursuites administratives contre trois magistrats du parquet national financier (PNF) qui avaient participé à une enquête préliminaire visant à identifier la taupe qui renseignait Nicolas Sarkozy sur l’avancée de l’affaire « Paul Bismuth ». Lors de cette enquête, des facturations téléphoniques détaillées (fadettes) de plusieurs avocats, dont celle du futur ministre, avaient été examinées. (...)
Ce n’est pas tout. Dans la foulée, Éric Dupond-Moretti avait lancé une seconde enquête administrative contre une autre figure de la lutte anti-corruption, comme l’a révélé Mediapart. Seulement trois semaines après sa nomination Place Vendôme, le 31 juillet, il avait ainsi décidé l’ouverture d’une enquête prédisciplinaire contre le juge Édouard Levrault, alors même qu’Éric Dupond-Moretti, en tant qu’avocat, venait publiquement de mettre en cause le magistrat, le traitant de « cow-boy » dans la presse, et qu’un de ses clients avait déposé plainte contre lui. (...)
Que ce soit avec le PNF ou le juge Levrault, Éric Dupond-Moretti est donc suspecté d’utiliser les leviers de sa fonction de ministre pour tenter de s’en prendre disciplinairement à des magistrats avec lesquels il avait eu maille à partir lorsqu’il était avocat.
Au-delà, les possibles conflits d’intérêts du garde des Sceaux ne manquent pas, au vu de certains clients qu’il a défendus ces dernières années : la République du Gabon, la République du Congo, le roi du Maroc Mohammed VI, le président de Djibouti Ismail Omar Guelleh, des dignitaires monégasques, mais aussi Bernard Tapie, Jérôme Cahuzac, Georges Tron, Patrick Balkany ou Alexandre Djouhri.
D’après la loi du 11 octobre 2013 sur la transparence de la vie publique, un conflit d’intérêts concerne « toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ». (...)
Une clarification des attributions du ministre de la justice a même dû être effectuée en catastrophe. Un décret signé le 23 octobre par le premier ministre, Jean Castex, et publié le lendemain au Journal officiel, « interdit désormais à Éric Dupond-Moretti de connaître “des actes de toute nature […] relatifs à la mise en cause du comportement d’un magistrat à raison d’affaires impliquant des parties dont il a été l’avocat ou dans lesquelles il a été impliqué” ».
Outre le dossier du PNF et celui du juge Levrault, le ministre de la justice, qui a été avocat pendant trente-cinq ans et a traité des centaines de dossiers, se trouve ainsi empêché d’exercer ses prérogatives disciplinaires sur une partie non négligeable du corps des magistrats.
Le décret précise que cette interdiction s’étend aussi aux dossiers suivis par l’avocat Antoine Vey, l’ancien associé d’Éric Dupond-Moretti. Preuve qu’il y avait donc bien un problème, que continue pourtant de nier publiquement le ministre. (...)
Les plaintes de syndicats de magistrats contre leur ministre de tutelle sont rarissimes. En mars dernier, Unité FO Magistrats a annoncé le dépôt d’une plainte contre X au parquet de Paris pour « mise en danger de la vie d’autrui », estimant que le personnel du ministère de la justice n’était pas suffisamment protégé de l’épidémie de Covid-19, visant ainsi indirectement le ministre. Selon nos informations, Unité FO Magistrats a également adressé à la CJR un signalement pour de possibles faits de « prise illégale d’intérêts » concernant Éric Dupond-Moretti.