Quand il nous reçoit dans sa maison de Prades (Pyrénées-Orientales), le sociologue Alain Tarrius rit. Lors d’un entretien avec des prostituées dans un bar, des clients l’ont pris pour leur « mac boiteux ». Claudiquant jusqu’à son bureau, ce souvenir continue de l’amuser. Il y a quatre ans [1], on avait déjà parlé de ses études autour des transmigrants, acteurs « invisibilisés » de la mondialisation du poor to poor : pour les pauvres, par les pauvres. D’un côté des migrants afghans qui transportent de la marchandise depuis le Sud-Est asiatique ; de l’autre, des femmes originaires des Balkans ou du Caucase venues vendre leurs corps dans un des 272 bordels du Levant espagnol. Le professeur émérite de l’université Jean Jaurès de Toulouse vient de sortir deux bouquins [2], deux nouvelles étapes dans ses recherches sur la « mondialisation criminelle ». Ses valoches bouclées pour de nouveaux vagabondages, il a accepté de répondre à quelques questions.
en matière de prostitution, je parle de prohibition car la zone d’ombre judiciaire dans laquelle les filles travaillent permet à des flics, qu’ils soient véreux ou non, de les taxer comme ils veulent, pour leur compte ou celui de l’État, et de façon totalement arbitraire. Pour moi ceci est caractéristique d’une politique prohibitionniste. Ce statut ressemble au Chicago de 1928.
Rappelons les trois phases de la trajectoire que suivent ces transmigrantes : un recrutement sur les bords de la mer Noire, une formation (dope et prostitution) dans le Sud italien et l’intégration d’un des nombreux clubs du Levant espagnol.
Il faut d’abord comprendre une chose : au niveau européen, les capitaux et circulations de la prostitution et de la drogue sont les mêmes. Par ailleurs, les milieux criminels ne fonctionnent plus sur le mode du réseau. Du fait d’un profond cosmopolitisme, ils se sont « horizontalisés ». L’image de Pépé le Moko, c’est terminé. Les recrutements s’effectuent par symbiose et proximité. Autour de la mer Noire, par exemple, il n’y a pas de rabatteurs pour recruter les filles, mais des marins sur les bateaux. La mer Noire est un lieu assez populaire, avec énormément de petites croisières ukrainiennes, russes ou géorgiennes qui emploient des jeunes femmes dans différents petits boulots (ménage, accueil, etc.). C’est un lieu de recrutement de prédilection pour les marins. Ailleurs, à Sofia en Bulgarie, on a travaillé sur les recrutements par les gardiens des cités universitaires. J’en ai connu un qui se faisait quelques milliers d’euros en fourguant trois à quatre filles par an à des Albanais qui les passaient ensuite en Italie. De plus il faut savoir que depuis quelques années, les filles savent dans quoi elles s’embarquent car elles ont le témoignage d’autres qui sont revenues après quatre – cinq années passées dans les clubs espagnols.
En Italie, les filles font un séjour de trois à quatre semaines durant lequel elles vont apprendre la prostitution et la commercialisation de la coke. L’étape italienne est très importante : c’est l’endroit où les mafias russes et italiennes deviennent russo-italiennes : toutes les affaires de dope et de femmes se connectent ici. Avec des collègues de Turin et de Sofia, on a suivi l’itinéraire des programmes immobiliers et touristiques intensifs du sud de l’Albanie, du nord de la Macédoine, de la côte croate, de la province d’Imperia (Italie) jusqu’au Levant sud espagnol. Le bétonnage, financé par de gros investisseurs russo-italiens, suit la même voie que les trafics de dope et de femmes. L’immobilier est le blanchiment officiel, connu et surveillé par la police et les autorités. (...)
Le Levant espagnol est l’endroit où se conjuguent les arrivées de drogues du Moyen-Orient, des Balkans et du Caucase. C’est aussi là qu’aboutissent les filières d’héroïne du Nigéria et d’Angola et la coke d’Amérique latine qui remonte par le Maroc. C’est devenu un endroit stratégique. (...)
avec mon équipe, on vient tout juste d’entamer de nouvelles recherches destinées à comprendre pourquoi l’itinéraire classique des routiers parcourant le grand axe européen Belgique-Paris-Bayonne-Madrid est de plus en plus remplacé par l’itinéraire reliant Lyon et La Jonquère par l’autoroute A9. Les premières déclarations faites par des camionneurs expérimentés continuant à faire le trajet historique nous disent : comme on recrute de plus en plus de camionneurs issus des pays de l’Est payés 800 euros alors qu’un camionneur français touche 1 800 euros, la Jonquère devient une étape indispensable pour ces gars sous-payés. Avec les trafics possibles sur place, ils doublent leur salaire. (...)
Dans cette « aire morale » délimitée par l’usage des psychotropes et la prostitution, Perpignan occupe, non pas une place d’extension des places commerciales, mais une place de vivier, de lieu de formation de jeunes prostitué-e-s. C’est aussi dans ce vivier, notamment par le biais d’enfants déjà fragilisés, que s’ancre et se développe le marché des drogues de synthèse. Pendant ce temps, les notables du département continuent leur clientélisme, soi-disant bon enfant, en tenant leur discours officiel : « Chez nous, c’est propre ». (...)
Au niveau mondial, certains chiffres sont tellement énormes qu’ils veulent tout et rien dire. Qu’on en juge : chiffre d’affaires de la prostitution : 130 milliards d’euros ; chiffre d’affaires du trafic de drogue : la fourchette oscille entre 275 et 455 milliards d’euros. Des masses de pognon qui ne font pas saliver que les dealers et les proxos. L’année dernière, Eurostat, l’institut européen de la statistique, préconisait aux États membres de l’UE de faire apparaître dans leur PIB les activités économiques illégales. La raison invoquée : harmoniser les bases de calcul des différents PIB entre nations dites permissives comme les Pays-Bas et celles prohibitionnistes. Seul critère : pour être pris en compte, les échanges de la sphère criminelle doivent être librement consentis. Soumis à des purges budgétaires, certains pays ont dit « tope là » aux technocrates bruxellois. Sortant sa calculette, le Royaume-Uni a estimé que ces nouvelles règles feraient gagner à son PIB un petit point et une place dans le classement des puissances économiques mondiales (devant la France). Bingo ! a dit l’Italie chez qui l’économie criminelle est évaluée à 10% de son PIB. Les Belges et les Espagnols ont fait mine de se faire désirer avant de promettre de s’aligner sur le nouveau dogme. Reste la France qui, par le biais de l’Insee, a rugi un incorruptible « Que nenni ! ». Exception faite, bien sûr, de ces quelques milliers de putes qui déclarent chaque année leurs revenus au fisc. Après les patrons voyous, bientôt un Medef des julots casse-croûte…