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le Monde Diplomatique
Contribution à une théorie de la consommation de masse
par Bernard Stiegler 2004
Article mis en ligne le 9 août 2020

Le capitalisme hyperindustriel a développé ses techniques au point que, chaque jour, des millions de personnes sont connectées simultanément aux mêmes programmes de télévision, de radio ou de consoles de jeu. La consommation culturelle, méthodiquement massifiée, n’est pas sans conséquences sur le désir et les consciences. L’illusion du triomphe de l’individu s’estompe, alors que les menaces se précisent contre les capacités intellectuelles, affectives et esthétiques de l’humanité.

une fable a dominé les dernières décennies, leurrant pour une grande part pensées politiques et philosophies. Contée après 1968, elle voulait faire croire que nous étions entrés dans l’âge du « temps libre », de la « permissivité » et de la « flexibilité » des structures sociales, bref, dans la société des loisirs et de l’individualisme. Théorisé sous le nom de société postindustrielle, ce conte influença et fragilisa notablement la philosophie « postmoderne ». Il inspira les sociaux-démocrates, prétendant que nous étions passés de l’époque des masses laborieuses et consommatrices de l’âge industriel au temps des classes moyennes ; le prolétariat serait en voie de disparition.

Non seulement, chiffres en main, ce dernier demeure très important, mais, les employés s’étant largement prolétarisés (asservis à un dispositif machinique qui les prive d’initiatives et de savoirs professionnels), il a crû. Quant aux classes moyennes, elles sont paupérisées. Parler de développement des loisirs – au sens d’un temps libre de toute contrainte, d’une « disponibilité absolue », dit le dictionnaire – n’a rien d’évident, car ils n’ont pas du tout pour fonction de libérer le temps individuel, mais bien de le contrôler pour l’hypermassifier : ce sont les instruments d’une nouvelle servitude volontaire. Produits et organisés par les industries culturelles et de programmes, ils forment ce que Gilles Deleuze (1) a appelé les sociétés de contrôle. Celles-ci développent ce capitalisme culturel et de services qui fabrique de toutes pièces des modes de vie, transforme la vie quotidienne dans le sens de ses intérêts immédiats, standardise les existences par le biais de « concepts marketing ». (...)

La société prétendument « postindustrielle » est au contraire devenue hyperindustrielle (3). Loin de se caractériser par la domination de l’individualisme, l’époque apparaît comme celle du devenir grégaire des comportements et de la perte d’individuation généralisée. (...)

Désormais, c’est le consommateur qui est standardisé dans ses comportements par le formatage et la fabrication artificielle de ses désirs. Il y perd ses savoir-vivre, c’est-à-dire ses possibilités d’exister. Les remplacent les normes substituées par les marques aux modes que Mallarmé considérait dans La Dernière Mode. « Rationnellement » promues par le marketing, celles-ci ressemblent aux « bibles » qui régissent le fonctionnement des commerces de restauration rapide franchisés, et auxquelles les concessionnaires doivent se conformer à la lettre, sous peine de rupture de contrat, voire de procès.

Cette privation d’individuation, donc d’existence, est dangereuse à l’extrême : Richard Durn, l’assassin de huit des membres du conseil municipal de Nanterre, confiait à son journal intime qu’il avait besoin de « faire du mal pour, au moins une fois dans [sa] vie, avoir le sentiment d’exister (5) ».

Freud écrivait en 1930 que, bien que doté par les technologies industrielles des attributs du divin, et « pour autant qu’il ressemble à un dieu, l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux (6) ». C’est exactement ce que la société hyperindustrielle fait des êtres humains : les privant d’individualité, elle engendre des troupeaux d’êtres en mal d’être ; et en mal de devenir, c’est-à-dire en défaut d’avenir. Ces troupeaux inhumains auront de plus en plus tendance à devenir furieux (...)

Misère psychologique de masse

En revanche, Edward Bernays, double neveu de Freud, les théorise. Il exploite les immenses possibilités de contrôle de ce que son oncle appelait l’« économie libidinale ». Et de développer les relations publiques, techniques de persuasion inspirées des théories de l’inconscient qu’il mettra au service du fabricant de cigarettes Philip Morris vers 1930 – au moment où Freud sent monter en Europe la pulsion de mort contre la civilisation. (...)

Il s’agit d’assurer ainsi l’écoulement des produits sans cesse nouveaux engendrés par l’activité économique, et dont les consommateurs n’éprouvent pas spontanément le besoin. Ce qui entraîne un danger endémique de surproduction et donc de crise économique, qu’il n’est possible de combattre – sauf à remettre en cause l’ensemble du système – que par le développement de ce qui constitue, aux yeux d’Adorno et de Horkheimer, la barbarie même.

Après la seconde guerre mondiale, le relais de la théorie des relations publiques fut pris par la « recherche sur les mobiles », destinée à absorber l’excédent de production au moment du retour de la paix – évalué à 40 %. En 1955, une agence de publicité écrit : ce qui fait la grandeur de l’Amérique du Nord, « c’est la création de besoins et de désirs, la création du dégoût pour tout ce qui est vieux et démodé » – la promotion de goûts suppose ainsi celle du dégoût, qui finit par affecter le goût lui-même. Le tout fait appel au « subconscient », notamment pour surmonter les difficultés rencontrées par les industriels à pousser les Américains à acheter ce que leurs usines pouvaient produire (13).

Dès le XIXe siècle, en France, des organes facilitaient l’adoption des produits industriels qui venaient bouleverser les modes de vie et luttaient contre les résistances suscitées par ces bouleversements (...)

tout doit devenir consommable – éducation, culture et santé, aussi bien que lessives et chewing-gums. Mais l’illusion qu’il faut donner pour y parvenir ne peut que provoquer frustrations, discrédits et instincts de destruction. Seul devant mon téléviseur, je peux toujours me dire que je me comporte individuellement ; mais la réalité est que je fais comme les centaines de milliers de téléspectateurs qui regardent le même programme.

Les activités industrielles étant devenues planétaires, elles entendent réaliser de gigantesques économies d’échelle, et donc, par des technologies appropriées, contrôler et homogénéiser les comportements (...)

Le travail en général est sublimation et principe de réalité. Mais le travail industriellement divisé apporte de moins en moins de satisfaction sublimatoire et narcissique, et le consommateur dont la libido est captée trouve de moins en moins de plaisir à consommer : il débande, transi par la compulsion de répétition.

Dans les sociétés de modulation que sont les sociétés de contrôle (19), il s’agit de conditionner, par les technologies audiovisuelles et numériques de l’aisthesis (20), les temps de conscience et l’inconscient des corps et des âmes. (...)
Le XXe siècle a optimisé les conditions et l’articulation de la production et de la consommation, avec les technologies du calcul et de l’information pour le contrôle de la production et de l’investissement, et avec les technologies de la communication pour le contrôle de la consommation et des comportements sociaux, y compris politiques. A présent, ces deux sphères s’intègrent. Le grand leurre n’est plus, cette fois, la « société de loisir », mais la « personnalisation » des besoins individuels. Félix Guattari (21) parlait de production de « dividuels », c’est-à-dire de particularisation des singularités par leur soumission aux technologies cognitives.

Ces dernières permettent – à travers l’identification des utilisateurs (users profiling) et autres méthodes de contrôle nouvelles – un usage subtil du conditionnement en appelant à Pavlov autant qu’à Freud. Ainsi les services qui incitent les lecteurs d’un livre à lire d’autres livres lus par d’autres lecteurs de ce même livre. Ou encore les moteurs de recherche qui valorisent les références les plus consultées, renforçant du coup leur consultation et constituant un Audimat extrêmement raffiné. (...)

il ne s’agit pas du déploiement d’un narcissisme de masse, mais à l’inverse de la destruction massive du narcissisme individuel et collectif par la constitution des hypermasses. C’est à proprement parler la liquidation de l’exception, c’est-à-dire la grégarisation généralisée induite par l’élimination du narcissisme primordial.

A des imaginaires collectifs et à des histoires individuelles noués au sein de processus d’individuation psychique et collective, les objets temporels industriels substituent des standards de masse, qui tendent à réduire la singularité des pratiques individuelles et leurs caractères d’exceptions. (...)

Et ce n’est pas un hasard si la débâcle politique du gouvernement s’est cristallisée autour des questions liées à la culture et à la recherche. La question culturelle n’est pas politiquement anecdotique : c’est le cœur même de la politique. Car la culture, c’est aussi la libido, que l’activité industrielle tente essentiellement de capter. Les politiques devraient donc d’abord être des politiques culturelles, non pas au sens où un ministère de la culture sert ou dessert les clientèles diverses et variées des métiers de la culture, mais bien comme critique des limites d’un capitalisme hyperindustriel devenu destructeur des organisations sociales en quoi consistent les processus d’individuation psychique et collective.