
Bastia est pour la première fois le théâtre de témoignages et de débats autour des lanceurs d’alerte, de la liberté d’expression et des droits des citoyens. Face aux pressions et aux menaces, ces sentinelles des temps modernes réclament justice.
Ils prennent la parole quand d’autres se taisent, et payent au prix fort leur conscience de l’intérêt général. Au théâtre de Bastia, des lanceurs d’alerte ont pris la parole pour la première fois sur l’île de Beauté, par le concours de plusieurs associations de défense de l’environnement et de lutte contre la corruption. Après la diffusion du documentaire Meeting Snowden de Flore Vasseur, deux tables rondes ont permis ce jeudi de rompre le silence auquel se confrontent ces citoyens qui font leur devoir ou osent faire valoir leurs droits. Un événement dédié aux journalistes Daphne Caruana Galizia et Jan Kuciak, assassinés tous les deux, elle à Malte, lui en Slovaquie, pour leurs enquêtes sur la corruption.
L’organisateur du salon “Des livres et l’alerte” à Paris, Daniel Ibanez, tient à le rappeler, “la protection de ceux qui informent, des lanceurs d’alerte, date de 1789 et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui établit les principes de la liberté d’expression et le droit de demander des comptes à son administration”. “C’est l’ADN de notre République”, insiste-t-il. Mais, entre les textes et la réalité décrite par les lanceurs d’alerte, un fossé s’est creusé. “C’est l’affaire de chacun d’entre nous d’être vigilant”, rappelle alors Daniel Ibanez, reprenant le conseil prodigué par Edward Snowden : “La meilleure des protections est un exercice le plus large possible et du plus de monde possible de son droit de citoyen, car à chaque fois que nous ne le faisons pas, la démocratie régresse.”
Omerta est un mot mensonger : le silence des Corses est bien plus complexe et douloureux”
Sur l’île, le président de la fondation AFC-Umani, Jean-François Bernardini (qui est aussi le chanteur du groupe I Muvrini), espérait que le silence ne puisse pas durer après la diffusion sur Arte du documentaire en trois volets Mafia et République. Sans concession, il liste les maux affectant sa terre natale : “La Corse est la zone la plus criminogène d’Europe, opprimée par la non-élucidation et l’impunité.” Associée à la rumeur, la non-élucidation d’actes criminels par la justice est un “cancer moral au sein d’une société”. “L’anonymat, en Corse, il est impossible pour les témoins, il n’existe que sous les casques de moto des tueurs professionnels.”
Chiffres à l’appui, il évoque les assassinats de défenseurs de la nature, confondus avec des règlements de compte. “À l’échelle de la France, c’est comme si la mort de 2.100 personnes n’était pas expliquée. La vérité n’étant presque jamais établie, les rumeurs et les soupçons l’emportent. Omerta est un mot mensonger : le silence des Corses est bien plus complexe et douloureux. C’est ainsi qu’on tue les points de repère des citoyens : toutes les victimes sont entachées de soupçons.”
Il faut croire en la justice, mais pour nous c’est toujours trop long”
Le diagnostic de Jean-François Bernardini est confirmé par Vincent Carlotti, premier référent corse d’Anticor : “La rumeur tue, quand la justice tranche, c’est la vérité de la justice.” Vincent Carlotti explique comment l’association accompagne les citoyens fasse à la corruption (...)
Le domaine sensible de la protection de l’environnement
“Groupes criminels et pression folle”. Le contexte en Corse pour les défenseurs de l’environnement est “extrêmement préoccupant”, estime l’avocat de plusieurs associations, dont U Levante, Me Martin Tomasi. “Une trentaine de projets ont été annulés par le travail des associations, car ils étaient hors la loi. Aujourd’hui, les associations se substituent au contrôle de légalité que doit assurer l’État. Nous n’avons pas vocation à exposer notre poitrine à la mitraille ennemie, mais à assurer la protection de notre patrimoine unique en Méditerranée qu’on nous a laissé en héritage”, plaide-t-il. (...)
le président de l’association Anticor, Jean-Christophe Picard, souligne la nécessité “de ne pas être seul et isolé pour ne pas être une cible”. Il détaillera aussi les avancées et les carences législatives pour les lanceurs d’alerte. Animée par la journaliste Hélène Constanty, auteure de Corse, l’étreinte mafieuse aux éditions Fayard, la table-ronde dessinera des pistes d’espoir, notamment la description de la politique de lutte antimafia menée en Italie, que présente Fabrice Rizzoli. En Sicile ou en Calabre, sur des terrains confisqués aux mafias par l’État, neuf coopératives se développent en agriculture biologique pour donner un rôle aux citoyens. Après des échanges avec la salle, c’est aussi l’espoir porté par Jean-François Bernardini à travers sa fondation qui conclut l’événement. “En Corse, nous avons une indignation profonde, mais silencieuse. Si, dans une société, la seule manière de se protéger est de se taire, c’est grave. Il faut inventer la citoyenneté qui ne se contente pas de déposer un bulletin de vote dans une urne tous les cinq ans. Mais ce soir, la Corse, à sa manière, a dit oui à sa dignité citoyenne.”