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l’Humanité
Cynthia Fleury : « Le travail doit faire lien avec l’émancipation et non pas avec la survie »
#travail #emancipation
Article mis en ligne le 3 janvier 2023
dernière modification le 2 janvier 2023

La question du sujet politique pour transformer le monde et les rapports de forces semble rester posée. En publiant "les Irremplaçables" Cynthia Fleury, philosophe et psychanalyste, membre du Comité consultatif national d’éthique apporte sa réponse en tant qu’intellectuelle engagée : la formation citoyenne. Elle annonce la création d’une chaire de philosophie au sein de l’hôpital public.

La question de la démocratie et de l’individu est au cœur de ses travaux de philosophie politique. En 2005, Cynthia Fleury a publié les Pathologies de la démocratie et, en 2010, la Fin du courage (Fayard). En 2015, l’ouvrage les Irremplaçables (Gallimard) signe son souci de revitaliser un «  État de droit  » moderne. Depuis treize ans, elle tient une «  chronique philo  » hebdomadaire dans l’Humanité. Professeur à l’American University of Paris et psychanalyste, elle siège au Comité consultatif national d’éthique depuis 2013.

Dans cette période où l’individu est synonyme d’individualisme, vous proposez dans les Irremplaçables (1) de le remettre au cœur de l’histoire politique. Comment parvenez-vous à dépasser cette apparente contradiction ?

CYNTHIA FLEURY J’aborde en effet la relation indéfectible entre l’individu et l’État de droit. Nombreux partagent le même diagnostic : l’État de droit tel que nous le connaissons depuis ces dernières décennies, avec la crise de l’État providence, met en danger les sujets que nous sommes. Dans le monde du travail, nous assistons à une précarisation des métiers, des statuts et partout à une dérégulation de la finance. Ces impératifs de performance et de rentabilité nous donnent le sentiment que nous sommes remplaçables, mis à disposition, soumis à l’obligation de flexibilité, comme l’est une marchandise ou un robot. Nous sommes d’ailleurs, dans des secteurs tertiaires jusque-là moins exposés, de plus en plus remplacés par les machines. De nombreux ouvrages et études ont mis en lumière ce phénomène de déshumanisation. Dans mon livre, je ne fais pas seulement ce diagnostic. J’en souligne aussi l’envers, qui n’a pas été assez étudié. L’État de droit croit qu’il peut détruire les individus-sujets sans que cela ne soit impactant pour lui-même. Seulement, dans ce phénomène de désingularisation, ce n’est pas seulement l’individu-sujet qui disparaît, c’est l’État de droit lui-même qui court à sa perte. Pourquoi ? Parce que le seul qui se soucie de l’État de droit jusqu’à nouvel ordre, c’est un sujet émancipé. (...)

Les sociétés de survie ne sont pas des sociétés de solidarité malgré ce que l’on croit. Les individus, rongés par le découragement, ne croient plus dans l’État de droit, ils n’attendent plus rien de lui, et se tournent insensiblement vers des régimes de repli, xénophobes, populistes. L’État de droit se nourrit directement du souci de l’État de droit, et ce souci, seul l’individu-sujet peut le ressentir.

C’est là que vous mettez en avant le concept d’individuation en opposition à l’individualisme ?

CYNTHIA FLEURY Le concept d’individuation a une vieille histoire, avec des interprétations assez différentes chez Jung, Durkheim ou encore Simondon. Dans mon texte, j’ai cherché à montrer comment il était structurant de la pérennité de l’État de droit dans la mesure où ce dernier n’est rien sans la revitalisation, la création des individus. En revanche, il faut s’entendre sur ce qu’est un individu. Ce n’est pas le fruit d’un individualisme mais de l’individuation. Il s’agit d’un processus d’émancipation pour faire lien avec les autres. C’est une assise pour être au monde. L’irremplaçabilité, c’est tout simplement la tentative de l’engagement et de la responsabilité. (...)

Bien évidemment, l’individuation permet de construire un récit commun. C’est comment notre singularité, ce qu’il y a de plus intime, notre talent, notre créativité, nous le mettons au service de ce récit commun. Dans nos vies, chaque jour, nous donnons une part de nous-mêmes et nous n’avons pas le sentiment d’être en dénégation de notre sujet, mais au contraire d’être en continuité. (...)

Dans l’héritage de Marx, de Foucault, de Bourdieu, dans ce sillage de la sociologie critique, et même dans celui de l’école de Francfort, d’Adorno ou d’Axel Honneth, j’ai voulu continuer la déconstruction de la notion de pouvoir. Il s’agit de montrer à quel point c’est une fantasmatique et comment le pouvoir tient à cause de nos soumissions quotidiennes, de nos capitulations, de nos renoncements et de nos manques de déconstructions. Le substantif «  le pouvoir  » est un simulacre. Le verbe «  pouvoir  », à l’inverse, est à réinvestir, dans le sens de «  faire  », de «  transformer  » (...)

Comment inventer alors une politique autre qui ne passe pas par cette fossilisation du pouvoir, c’est le défi de ce XXIe siècle. Je n’apporte pas la solution dans ce livre mais j’ai des débuts de solutions, ou en tout cas des débuts de combats. (...)

Cela passe par des choses très concrètes : travailler à l’émergence d’une allocation universelle, par exemple, ou défendre la création de temps citoyens (c’est-à-dire sur le temps de travail des moments qui sont dédiés à l’apprentissage citoyen) dans les entreprises et les administrations. Il s’agit d’affirmer que le travail doit faire lien avec l’émancipation et non pas avec la survie. Au niveau européen, lancer une initiative citoyenne sera sans doute nécessaire, mais insuffisant. Chacun, à son niveau, peut faire avancer ce projet politique déterminant pour l’État de droit. Sans modélisation économique, la citoyenneté capacitaire n’est qu’un nouveau leurre. Il faut trouver collectivement, donc politiquement, le temps et l’argent pour former les citoyens à une souveraineté plus active, plus participative, même s’il ne s’agit pas de nier la nécessité de la démocratie représentative. Les chantiers d’avenir sont multiples, et les engagements aussi. Militer pour l’open data, partager l’information, faire qu’elle soit de nouveau performative, transformer les données afin qu’elles soient convertibles et transparentes. Prenons un autre exemple, avec le philosophe Frédéric Worms, en partenariat avec l’hôpital public de Paris (AH-HP), nous créons la première chaire de philosophie à l’hôpital. Les cours magistraux vont débuter en janvier 2016 à l’Hôtel-Dieu. Il y aura de grands cours de philosophie sur le soin ouverts à tous, sur la santé publique, sur l’environnement, sur la conscience, sur l’homme «  augmenté  », sur la fin de vie, etc. Ceux qui ont envie de faire une certification citoyenne pourront le faire. Ce sont des séminaires croisés entre médecins et patients. C’est là une manière de lutter contre la chosification et la déshumanisation qui peuvent sévir à l’hôpital ou dans le service public. Il y aura également un service civique. Là encore, ce n’est là qu’une initiative parmi d’autres pour faire vivre la citoyenneté capacitaire. (...)

Je considère que la pensée c’est de l’action. C’est ce qui construit le monde et j’ai donc toujours à cœur de faire ce lien avec les penseurs de notre temps. (...)