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La vie des idées
D’une Corée l’autre Réflexions sur l’Asie et l’Occident
#corees #asie #occident
Article mis en ligne le 16 décembre 2022
dernière modification le 15 décembre 2022

Au Sud, une république marchande ; au Nord, une colonie pénitentiaire. Dans la péninsule coréenne, un même peuple a donné naissance à des modèles drastiquement opposés. Séquelle de la guerre civile, héritage de la colonisation ou réponse asiatique à l’hubris occidentale ?

La caricature est-elle vraie ?

Lesdits documentaires suivent une structure immuable, lorsqu’ils s’aventurent au Nord pour faire frissonner le spectateur au contact de ce qu’ils présentent comme la dernière banquise stalinienne de la planète. Ils comportent volontiers une séquence en caméra cachée où le journaliste sème son guide pour montrer, au péril de sa vie, un ascenseur ou une chambre d’hôtel qui ressemblent désespérément à tous les ascenseurs et chambres d’hôtel du monde. Le reste du temps, des témoins triés sur le volet déroulent un discours appris par cœur, faisant œuvre tout ensemble d’exotisme et de propagande.

Inversement, au Sud, on navigue dans des décors de gratte-ciel sur le mode « Ah ! que de chemin parcouru… » On insiste sur la bataille mentale qu’il a fallu mener pour en arriver là, avec en contrepoint la jeunesse qu’on pousse au suicide ; le détour s’impose alors par les idoles de la K-pop. (...)

Non que ces deux portraits soient entièrement dénués de vérité, comme toutes les caricatures, mais c’est à chaque fois leur matrice commune qui passe à la trappe. On oublie d’interroger l’essentiel, c’est-à-dire : comment le même peuple a-t-il pu donner naissance, en si peu de temps (quelque sept décennies, soit moins d’une vie humaine), à la république marchande du Sud et à la colonie pénitentiaire du Nord ?

C’est là que la question devient la plus intéressante, en ceci que les deux Corée partagent davantage qu’on ne le croit d’ordinaire, non seulement entre elles, mais avec le reste du continent. (...)

Sœurs ennemies, filles de la colonisation

L’erreur des Occidentaux vient de ce qu’ils partent d’une prémisse erronée, celle du rideau de fer, alors qu’on ne saurait en vérité concevoir de processus plus dissemblable.

Dans le cas de l’Allemagne et de Berlin, le partage s’était fait de façon externe, suivant les zones d’influence des vainqueurs. En Corée, au contraire, la scission s’est produite au préalable et de l’intérieur, entre les principales tendances de la résistance aux Japonais. Pendant la période coloniale, l’industrialisation avait commencé par le nord, où se trouvent les mines de charbon, entraînant la formation de masses ouvrières plus sensibles au discours communiste.

On oublie trop souvent que la guerre qui a suivi (de 1950 à 1953) est une guerre civile, déclenchée par l’invasion du Sud par les troupes de Kim Il-sung, chaque camp appelant tour à tour ses alliés à la rescousse. Le régime du Nord disposait par là, dès l’origine, d’une assise propre dont les régimes d’Europe de l’Est étaient dépourvus.

Jusqu’à aujourd’hui, l’immense majorité des réfugiés – notamment Park Ji-hyun, dont le récit sort du lot, tant par sa qualité littéraire que sa précision – racontent qu’ils fuyaient la faim ou la menace d’une arrestation arbitraire, bien davantage que pour des raisons idéologiques à proprement parler. Dans les nombreux témoignages publiés, on chercherait en vain l’équivalent d’un Soljenitsyne ou du J’ai choisi la liberté de Kravchenko, par exemple.

La colonisation japonaise elle-même diffère sur l’essentiel de ce qu’on connaît en Europe et singulièrement en France, dont on sait qu’elle se targuait d’une mission émancipatrice. (...)

Si la situation se distingue du tout au tout en Corée, c’est parce que le Japon impérial ne s’est pas préoccupé de justifier sa domination, tant elle allait de soi à ses yeux. Il n’a jamais fait profession d’universalisme. Les mêmes valeurs qui servaient de paravent à la domination européenne en Afrique ou dans l’Asie du Sud-Est prenaient dès lors un tout autre sens, pour faire office de recours sur la péninsule et ailleurs en Extrême-Orient.

L’idéalisation est telle qu’on parle jusqu’à nos jours en coréen de la « grande » Révolution française, en un seul mot, selon une expression toute faite. L’un des principaux groupes de résistance actif dans les années 1920, pour faire signe vers l’Occident dans son ensemble sans choisir entre telle ou telle de ses composantes, était allé jusqu’à se doter d’un nom en espéranto : la KAPF, pour Korea Artista Proleta Federatio. (...)

Tout ce contexte permet de comprendre le modernisme effréné des Coréens d’aujourd’hui, au Sud comme au Nord, même si ce ne sont bien sûr pas les mêmes « modernités » qu’on retrouve à l’œuvre de part et d’autre du 38e parallèle. Par-delà les oppositions, c’est un repoussoir identique qui continue de faire effet jusqu’à nos jours, une même peur panique de retomber dans l’immobilisme associé aux désastres du passé. (...)

Si l’on fait abstraction de la présence du Sud pour replacer le Nord dans le contexte plus large du continent, son cas se révèle bien moins unique qu’il n’y paraît. On le croit volontiers en Europe seul survivant de son espèce : rien n’est plus faux. À choisir, il y aurait même davantage de vérité dans la thèse inverse. Les deux seules dictatures « socialistes » à avoir chuté en Asie sont la Mongolie, qui était un appendice de l’URSS, et le Cambodge de Pol Pot, qui a fini par crouler sous sa propre horreur (et encore, sous les coups de son voisin vietnamien de même obédience).

Mais les autres sont toujours en place. Les partis uniques de Chine continentale et du Vietnam ont survécu à tout, y compris à leur propre transition vers le capitalisme – que le régime du Nord rêve d’imiter. Il s’y emploierait d’ailleurs sans doute avec davantage de zèle, ayant discrètement escamoté le mot même de « communisme » de sa constitution lors d’une révision en 2009, si son rival du Sud ne le contraignait de nouveau à la plus extrême prudence. (...)

La fureur répressive qui le caractérise n’est pas non plus si originale qu’on l’imagine. On a vu ailleurs en Asie, chez les Khmers rouges, le jusqu’au-boutisme poussé jusqu’à l’autogénocide. En Chine, lors du prétendu « Grand bond en avant », ce sont des populations bien plus nombreuses qui se sont vu précipiter dans la famine et la mort. Pour s’en tenir au présent, les camps de rééducation où sont envoyés les Ouïghours par centaines de milliers représentent une limite presque indépassable en la matière, sauf à basculer dans le massacre pur et simple.
L’Asie au miroir de l’Occident

Ce qui devrait en réalité nous surprendre encore davantage, ce ne sont pas tant les particularismes du Nord ou du Sud que les deux surenchères avec le modèle soviétique comme avec le capitalisme, ensemble ou séparément, partout sur le continent. (...)

Ce ne sont pas seulement les polices politiques qui ont pris une ampleur inédite en Extrême-Orient, au point de faire quasiment passer 1984 pour une bluette, mais aussi le capitalisme, avec l’accroissement sans limite et les destructions dont il est porteur. (...)

La même énigme se donne à contempler sous diverses formes et gradations à travers tout le continent. Cette énigme, c’est celle du choc qu’a représenté l’intrusion par la force (que ce soit directement ou par l’entremise du Japon) de la modernité occidentale en Extrême-Orient, avec la montée aux extrêmes qui a suivi. Le traumatisme est commun à toutes les zones coloniales, et il y a sans doute davantage qu’une coïncidence à voir un penseur comme Frantz Fanon traduit en coréen (« le classique du post-colonialisme ! » proclame ainsi la couverture, point d’exclamation inclus).

L’originalité de l’Asie est ailleurs. C’est qu’il s’y trouvait des États millénaires pour faire face, qui recrutaient leurs élites sur examen depuis des siècles (et dont le modèle ne s’est exporté que tardivement en Europe, via les jésuites). La discipline implacable ainsi forgée ne s’est en rien effritée dans l’épreuve, au contraire. Tout juste a-t-elle changé d’orientation, pour passer de Confucius aux mathématiques.

Pour qui s’est imprégné de milliers d’idéogrammes, les algorithmes relèvent tout juste d’un Meccano un peu fruste. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que, en termes de saccage écologique aussi bien que de programmation informatique ou d’ingénierie financière, l’élève n’ait eu ensuite de cesse d’en remontrer au maître. (...)

Dans ce basculement gigantesque, contrainte à l’isolement par l’aura de son double, la dictature héréditaire des Kim ne joue qu’un rôle marginal. On peut même dire qu’elle est devenue l’arbre qui cache la forêt, et que là réside la clé de son succès jamais démenti en Occident. (...)