
Les troupes russes sont aux portes de la capitale. Les habitants sont dans l’angoisse. Dans les villes alentour, où les combats ne cessent pas, des milliers de civils tentent désespérément de s’enfuir. Le métro est devenu un refuge pour les familles.
L’homme tient un drapeau blanc d’une main et son chien de l’autre. Derrière lui, vacillantes, suivent deux femmes, dont l’une très âgée. La première ploie sous le poids des sacs, maigres affaires qu’elle a pu emporter. L’autre s’appuie sur sa canne, tremblante. Dans ce champ meuble, chaque pas semble le dernier. Pour rejoindre la route, il faut les aider à monter le talus, enjamber la glissière de sécurité, éviter de glisser sur les plaques de verglas afin de pouvoir reprendre son chemin. Ils ne sont pas au bout de leurs peines.
À quelques centaines de mètres de là, le pont de Bilohorodka, qui enjambait la rivière Irpin, n’existe plus. Il a été détruit délibérément par les forces ukrainiennes pour empêcher le passage de l’armée russe, bloquant ainsi l’accès nord-ouest à Kiev. Un passage stratégique. Mais pour les milliers de personnes qui fuient les combats, souvent hagardes, les traits tirés, c’est une nouvelle épreuve. Des planches ont été jetées et arrimées tant bien que mal. Passerelles de fortune qu’il faut obligatoirement emprunter au risque de tomber dans l’eau glacée. Les jours précédents, plusieurs civils ont trouvé la mort en voulant s’enfuir, touchés par des éclats d’obus. Mercredi et jeudi, à l’occasion d’un fragile cessez-le-feu de quelques heures, l’exode s’est fait plus massif. Au moins 10 000 personnes seraient déjà passées.
Elles ont laissé derrière elles la ville d’Irpin, où les troupes russes multiplient les incursions sans vouloir vraiment s’y établir. La ville, où nous nous sommes rendus, est quasiment déserte. Dans le ciel chargé, le bruit des Grad, ces redoutables lance-roquettes multiples, et autres tirs d’artillerie résonnent comme un tonnerre annonciateur de mort en provenance des deux camps. L’accalmie du jour n’empêche pas les affrontements par canons interposés.
Entre les deux rives, positionnés sous les débris du pont, des militaires et des membres des brigades de la défense territoriale sécurisent le passage, venant parfois prêter main-forte en portant des sacs ou en soutenant des personnes âgées. Mais ils n’oublient surtout pas de contrôler toute personne leur paraissant suspecte. La peur d’une infiltration par des saboteurs russes a gagné les esprits et amplifie les rumeurs, certaines fondées, d’autres invraisemblables, tout comme les récits héroïques qui se colportent via les réseaux sociaux. (...)
« Mon père, ma mère, mon grand-père et ma grand-mère sont coincés là-bas, explique-t-il angoissé. Ils ne parviennent pas à partir. Lorsqu’ils ont voulu s’échapper, il y avait des hélicoptères au-dessus de la maison. Et ils ont commencé les destructions. » Il affirme que les soldats russes sont passés dans chaque immeuble, chaque appartement pour recenser la population présente. « Et ensuite, ils ont crevé les pneus de toutes les voitures pour que les habitants ne puissent pas partir », dénonce-t-il. Au moment de notre discussion, la communication avec ses parents ne se faisait plus que par SMS. « Il ne leur reste qu’un téléphone qui fonctionne mais comme il n’y a plus d’électricité, il faut qu’ils économisent. » Son père lui a ainsi appris que « les Russes ont mis en place des checkpoints dans la ville. Ils arrêtent les civils et s’en servent comme boucliers humains ». Pour avancer, une colonne militaire se serait ainsi abritée derrière un bus dans lequel se trouvaient des habitants de Boutcha. Des propos impossibles à vérifier. (...)
Pendant ce temps, à Kiev c’est l’expectative. Les combats aux portes de la ville sont-ils le signe annonciateur d’une entrée de l’armée russe ou, au contraire, celui de son reflux ? Personne ne sait. On se prépare en tout cas à la première éventualité. La voie périphérique est truffée de chicanes improvisées, les postes de surveillance et de contrôle se multiplient, pour certains tenus par des volontaires civils. Des murs de sacs de sable ont été hérissés derrière lesquels s’entassent des caisses de cocktails Molotov. Une arme urbaine emblématique qui fleurit partout, y compris sur certains balcons. Le ministère de l’Intérieur en a même diffusé le mode de fabrication. (...)
« Tout a basculé en une minute. C’est dur de se dire que le pays est bombardé », dit-elle, estimant, elle qui a de la famille en Russie, qu’ « on n’est pas en 1941 quand même ».
Même si l’on est loin de la panique générale des premiers jours de guerre, des milliers de personnes continuent à dormir dans certaines stations de métro, les plus profondes du réseau. Des films de tout genre devraient même y être projetés. C’est dire si les autorités entendent s’inscrire dans la durée ! La vie – si ce mot a un sens dans de telles conditions – s’organise péniblement. (...)
Quatre générations réunies dans un drame que la petite dernière ne semble pas vraiment comprendre. Natalya, qui vit en France, venue voir sa famille puis prise dans le piège de la guerre, n’espère qu’une chose : « Que la paix arrive vite. »
Jeudi, les affrontements étaient plus intenses. Les explosions se sont rapprochées et l’on entend même le sifflement des roquettes qui vont s’écraser quelques kilomètres plus loin. Une fumée noire s’élève, lourde, difficilement emportée par le vent, stagnant comme un vautour autour d’un massacre (...)
Dans le métro, Tania, étudiante en droit de 20 ans, estime que « Poutine est un danger pour le monde entier ». Son père est mobilisé et son fiancé est ingénieur dans les chemins de fer, secteur indispensable en cette période. Elle cherche à partir, songe à se rendre en Allemagne, pense à son mariage. « Mais pour l’instant, mon seul rêve c’est la fin de la guerre et que la paix revienne enfin », confie-t-elle en fermant les yeux pour mieux y croire.