
Des dizaines de milliers d’Erythréens ont déjà été enlevés et torturés dans le Sinaï. Les ravisseurs exigent des rançons allant jusqu’à 40 000 dollars (31 100 euros). Ces groupes criminels ont des ramifications en Europe, où les autorités semblent peu conscientes du problème. Témoignages.
(...) « C’est difficile de raconter ce que j’ai vécu… Ils m’ont battue et violée. Torturée à coups de chocs électriques et de plastique brûlant qu’ils collaient sur ma peau. Vous voyez les cicatrices ? »
Pendant qu’elle hurlait, les ravisseurs ont appelé sa famille en Erythrée et en Europe pour demander la rançon : 25 000 dollars (19 500 euros) en cash.
Rahwa est restée six mois dans le désert du Sinaï. Son ami Gebre, une année et demie. Sa famille n’a pas réussi à réunir les 40 000 dollars (31 100 euros) demandés :
« Ils ont pensé que j’étais mort, et donc inutilisable. C’est ainsi qu’ils m’ont jeté sur la route, comme un déchet, par-dessus les cadavres d’autres migrants. »
Un business qui rapporte des millions
Le phénomène de la traite des êtres humains dans la péninsule du Sinaï a déjà été dénoncé à plusieurs reprises : d’abord par les organisations non gouvernementales, puis par les Nations unies et récemment encore par le Parlement européen, dans une résolution adoptée en mars 2014.
Mais jusqu’ici, rien ou presque n’a été entrepris pour combattre ce trafic à la racine, affirme Méron Estefanos, co-auteure de deux importantes études sur le sujet. (...)
Les ramifications de ce trafic s’étendent également en Europe, où les familles érythréennes sont sommées de payer les rançons et où les réseaux d’intermédiaires s’occupent de transférer l’argent, dans l’indifférence quasi générale.
En Erythrée en effet, aucune famille n’a les moyens de payer des sommes pareilles, et même à l’étranger, les réfugiés se battent pour nouer les deux bouts. Des collectes sont organisées, en s’adressant aux associations, aux églises, aux voisins et aux parents éloignés.
Les gens s’endettent pour sauver leurs proches. Mais impossible de savoir si en parallèle s’est développé un autre trafic, celui des usuriers. (...)
D’Egypte et du Soudan, plusieurs victimes du Sinaï ont tenté d’obtenir l’aide de la Suisse, mais sans succès. L’Office fédéral suisse des migrations (ODM) précise :
« L’obtention de l’asile ou d’un visa d’entrée en Suisse [pour un examen de la demande, ndr] n’est pas une compensation pour un tort subi, mais une protection contre une menace actuelle ou future. »
En d’autres termes, avoir été enlevé et torturé n’est pas suffisant pour demander protection, comme l’a confirmé un jugement du Tribunal administratif fédéral. (...)
les victimes portent rarement plainte. Meron Estefanos explique :
« Les Erythréens vivent dans la peur et ont du mal à faire confiance aux gens. Ce n’est pas difficile à comprendre, sachant qu’ils ont grandi dans une dictature paranoïaque. »
Ainsi, Habtom ne s’est pas adressé aux autorités suisses. « Pourquoi aurais-je dû le faire ? Ce n’était pas le moment. Mes deux frères seraient morts. »
Pour tenter de faire bouger les choses, quelques ONG ont signalé des cas d’extorsion à la Police fédérale (FedPol). Laquelle nous a affirmé n’avoir « aucune connaissance de cas d’extorsion comme ceux décrits par Europol » et nous a invités à nous adresser aux polices cantonales. Ce que nous avons fait, pour les plus grands cantons tout au moins. Seul celui de Berne a confirmé avoir reçu une plainte pour extorsion liée à la traite des migrants du Sinaï.
Dans l’Union européenne aussi, ces chantages sur les migrants restent pratiquement impunis. (...)