
Tandis que rebelles syriens et zapatistes expriment leur soutien à la résistance ukrainienne, une partie de la gauche occidentale reste coincée entre débats géopolitiques et propagande russe – quitte à occulter la voix des peuples en lutte sur le terrain. Les journalistes et militants Taras Bilous et Leila al-Shami dénoncent ici les errements du campisme « de gauche ».
C’était un appel écrit au lendemain de l’invasion russe », explique Taras Bilous, l’auteur d’un texte qui a beaucoup tourné sur les réseaux sociaux fin février : « Lettre de Kyiv à la gauche occidentale »1. Pour ce journaliste et militant engagé à Sotsialnyi Rukh, une importante organisation de base de la gauche ukrainienne, il était vital de dénoncer « l’influence de la propagande de Poutine » sur une partie de cette gauche occidentale. Il rappelle que la question ne date pas d’hier : « Depuis des années, on entend des critiques à côté de la plaque [émanant de la gauche campiste], par exemple sur le soulèvement de Maïdan2 qui aurait été manipulé par l’Otan. » Résultat : « Cela fragilise le mouvement social ukrainien », estime Taras qui pointe notamment du doigt « des députés européens de gauche français et allemands [qui] sont allés jusqu’à voter contre des résolutions pour la libération des prisonniers politiques ukrainiens en Russie, dont l’anarchiste Oleksandr Koltchenko3 ».
On retrouve aujourd’hui ces positions campistes à plusieurs endroits de l’échiquier politique de gauche : chez des syndicats italiens comme la Confédération générale italienne du travail (CGIL) et l’Union syndicale de base (USB) qui refusent de soutenir la résistance ukrainienne sous prétexte que cela empêcherait la désescalade ; au parti socialiste irlandais qui appuie une opération de « dénazification » ; et dans une partie de la gauche française, de la CGT à La France insoumise, qui adopte la position relativiste « ni Otan, ni Russie ».
Tristes campismes
Une frange de la gauche occidentale reste ainsi séduite par l’idée, héritée de la guerre froide, selon laquelle la Russie incarnerait le camp de la résistance contre le seul impérialisme étatsunien4. Une position campiste récemment convoquée : lors de la guerre en Syrie, certains sont allés jusqu’à justifier l’autoritarisme de Bachar el-Assad au nom d’une pseudo « résistance anti-impérialiste », pendant que le soulèvement populaire syrien était réprimé dans le sang. Leila al-Shami, activiste anti-autoritaire anglo-syrienne5, explique avoir ressenti « un sentiment d’horreur » à l’annonce de l’invasion russe en Ukraine : « Les Syriens comprennent plus que tout autre le traumatisme que vivent les Ukrainiens. Il y a une forme de rage, parce que des années de politique de normalisation avec le régime russe – en Syrie, en Géorgie, en Tchétchénie, en République centrafricaine – l’ont encouragé à commettre de tels actes avec un sentiment d’impunité. » (...)
« le fait qu’une certaine gauche puisse considérer l’État russe comme “anti-impérialiste” témoigne d’un détachement de la réalité et d’une attitude politique réactionnaire, selon laquelle les États en compétition pour le pouvoir seraient le principal lieu de conflit, tout en ignorant les luttes des peuples contre leurs régimes répressifs ». (...)
« Dans le cas de la Syrie, tout a été dépeint comme le résultat de l’intervention occidentale qui aurait comploté en faveur d’un “changement de régime”, tandis qu’en Ukraine, tout serait lié à l’expansionnisme de l’Otan. »
Dès les premiers jours de l’invasion russe, la dénonciation des guerres impérialistes menées par l’Otan depuis 20 ans est en effet devenue virale. Si l’indignation sélective des gouvernements est clairement critiquable et s’inscrit, elle aussi, dans une logique de blocs, répéter en boucle « Oui, mais l’Otan » conduit bien à relativiser l’agression russe en Ukraine, à ne voir dans celle-ci qu’une réponse aux « provocations » du bloc occidental. Sans aucun effet sur l’agression en cours, ces discours, assortis de vœux de résolution diplomatique entre superpuissances, occultent les résistances populaires et les mouvements sociaux en Ukraine – comme en Biélorussie et au Kazakhstan.
« Débunker » les nazis
Sur le champ de bataille de la communication, une partie de la gauche occidentale paraît également perméable à la guerre de désinformation menée par la Russie. Appuyés sur des faits avérés, telles que les exactions du régiment Azov (néonazi) au Donbass, puis son intégration dans l’armée ukrainienne en 2014, de nombreux hoax noient les réseaux sociaux. Malgré les tentatives de « débunkage », exagérer le poids des néonazis dans l’autodéfense armée revient à légitimer l’invasion, présentée par Poutine comme une opération de « dénazification » – quand bien même le ciblage des populations civiles ne laisse aucun doute sur ses véritables intentions. Taras Bilous affirme d’ailleurs que « ces dernières années, les néonazis étaient sur le déclin : beaucoup étaient en prison et le rejet populaire était évident (le parti Svoboda a fait moins de 2 % aux élections présidentielles de 2019) ». Il poursuit : « Le mouvement social de 2014 a renforcé les tendances progressistes de la société. Si cette guerre alimente à nouveau le nationalisme, on peut espérer que ces milices d’extrême droite ne prennent plus autant de place, grâce à l’implication massive des Ukrainiens et des forces progressistes dans l’autodéfense. » Des procédés similaires de disqualification avaient été employés en Syrie : Jean-Luc Mélenchon dépeignait par exemple les révolutionnaires syriens comme islamistes, tout en mettant en doute les attaques chimiques sur Douma7. Pour Leila al-Shami, « les révolutionnaires syriens ont été calomniés – parce qu’ils n’étaient pas assez “purs” sur le plan idéologique ». (...)
Vers « un internationalisme par le bas »
Plus elle méconnaît les réalités sociales, plus elle amplifie le récit du Kremlin, plus la frange campiste de la gauche occidentale se rend perméable aux théories conspirationnistes, diffusées notamment en France par des chaînes Youtube comme Livre noir, proche d’Eric Zemmour, ou Canard réfractaire, sympathisante de Mélenchon et du mouvement Gilets jaunes. Selon Leila al-Shami, « il est certain que les positions de la gauche autoritaire et de l’extrême droite se chevauchent en ce qui concerne la Russie et ses théories du complot. C’est une situation dangereuse qui permet à l’extrême droite de diffuser ses idées ». Pour autant, elle observe que « de plus en plus de personnes commencent à remettre en question le discours de cette gauche concernant l’Ukraine, parce qu’elle est moins liée à des préjugés culturels ou racistes qu’elle ne l’a été en Syrie ». Pour la militante, « c’est important, sans quoi la gauche occidentale restera impuissante à répondre aux défis de notre époque que sont les conflits, les déplacements de réfugiés et la montée du fascisme » . (...)
La résistance peut en tout cas compter sur le soutien des révolutionnaires syriens, des zapatistes et d’autres activistes anti-autoritaires qui appellent à fonder un « internationalisme par le bas9 ».