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De la nécessité d’une parole antivalidiste
/Yohann Lossouarn (@LossouarnY) est diplômé en histoire à l’Université Paris VII et concerné par le handicap.
Article mis en ligne le 26 décembre 2021

Exclusion politique, culte de la performance, refus de l’autonomie, enfermement, confiscation de la parole... Yohann Lossouarn nous explique pourquoi les luttes antivalidistes sont aujourd’hui plus que nécessaires.

Pour que l’on comprenne ce que je nomme dans le titre "parole antivalidiste", je dois déjà expliciter ce que j’entends par "validisme". Il s’agit de la domination que subissent, dans la société, celles et ceux qui ont une déficience physique ou mentale. Cette domination est inhérente à la course à la performance (économique, notamment) et naturalise cette déficience comme devant conduire à un handicap. Pourtant, le lien de cause à effet entre les déficiences et le handicap n’est pas si automatique puisqu’une société est en mesure de s’adapter au point de compenser en grande partie les incapacités de chacun.

Mais le validisme a tellement été normalisé dans les esprits que les oppositions à cette domination sont rarement le fait de personnes qui ne sont pas intimement concernées. Et, parmi nous, handis, nous parlons de "validisme intériorisé", un grand marqueur de l’aliénation qu’entend nous faire vivre le validisme.

La prise de parole antivalidiste des concernés est donc le résultat d’une conscientisation du caractère social et politique de la domination subie. (...)

dans les années 1970, le Comité de lutte des handicapés (CLH) a édité la revue Handicapés méchants qui revendiquait un programme révolutionnaire global en tant qu’ "émanation directe des handicapés". Aujourd’hui, ce sont Internet et ses réseaux sociaux qui offrent une nouvelle occasion de faire émerger ce discours. Néanmoins, hier et encore en partie aujourd’hui, ceux qui y parviennent sont les mieux dotés en capitaux culturels, sociaux et/ou économiques. Il s’agit donc de "chanceux", peu nombreux, puisque de par les difficultés à avoir une éducation "ordinaire", le handicap social empêche largement les accumulations de ces capitaux.

Avec l’expression "cause handie", je veux signifier nos intérêts en tant que personne en situation de handicap en utilisant un terme que nous employons de plus en plus (notamment Pierre Dufour pour ce qui est de la sphère académique) tandis que l’expression "personne en situation de handicap" – bien qu’elle soit intéressante – est plutôt issue de l’administration. Et avec le mot "handi", je veux aussi me réserver l’utilisation de "handicapé" dans un sens littéral, pour exprimer les difficultés qu’ajoute la société à nos incapacités. C’est la vision du modèle social du handicap. (...)

c’est particulièrement à partir du début des années 1970 que s’est forgée la conscientisation du caractère social de ces handicaps, contre lesquels il s’agissait de lutter collectivement. Nous nous trouvons dans la lignée de ces mouvements.

Une affirmation de soi

Avant d’être un discours politique, la revendication d’être handi est souvent une affirmation de soi et même de sa fierté. C’est la première pierre de la construction d’une parole radicale. En effet, dans une présentation de compte Twitter par exemple, l’utilisation de l’emoji fauteuil roulant ou du qualificatif "handi" témoigne d’un anticonformisme puisque l’on affirme fièrement ne pas appartenir à ce que la culture hégémonique considère comme la norme. Comme le disait déjà Frantz Fanon dans son étude du colonialisme, le complexe d’infériorité est à la fois cause et conséquence d’un système de domination. (...)

Selon Fanon, le dominé pouvait donc combattre une partie du système de domination par l’auto-identification et la fierté de cette identité et c’est ce que font aujourd’hui beaucoup d’entre nous, sur les réseaux sociaux notamment.

Un autre combat se joue dans cette auto-identification : celui du langage qui va se diffuser dans la société. (...)

le simple fait de se revendiquer comme un ou une humaine s’écartant de l’objectif de performance vers lequel devrait tendre chaque existence dans le système capitaliste validiste est un premier caillou dans la chaussure de celui-ci qui veut toujours courir plus vite. Il accepte notre existence pour se motiver (l’inspiration porn) et s’auto-glorifier de sa charité. Mais il ne faudrait pas faire trop de bruit, et encore moins se revendiquer handi, puisque l’on rompt ainsi l’aliénation vers laquelle devait nous mener le validisme, qui nous a éduqué dans l’idée que nous n’étions pas capables (en nous éduquant à part, comme des enfants "spéciaux" dans le cas d’un handicap dès la naissance, ou bien en nous faisant sentir encore plus différents du fait d’avoir grandi dans un monde de valides où les handis sont pointés du doigt, dans le cas d’une déficience arrivée plus tard dans la vie). (...)

Notre voix est donc très vite, politiquement parlant, à la fois contestataire et radicale. (...)

Elena Chamorro, qui est membre du CLHEECollectif Lutte et Handicaps pour l’Egalité et l’Emancipation, revient concrètement dans ce billet de blog sur les débats d’une séance du conseil municipal à Lyon qui ont suscité une grande attention dans nos réseaux et même au-delà. Elena Chamorro montre comment une élue conservatrice vole encore une fois notre parole pour servir son agenda politique. Et comment, pour confisquer cet avis des handis sur la ville, elle va nous rabaisser à chaque expression plus péjorative les unes que les autres en nous objectifiant totalement.

C’est notre exclusion de la société et des villes inadaptées à nos déficiences cognitives, sensorielles et physiques et aux neurodiversités qui rend cette confiscation de notre parole possible, notamment dans les institutions politiques (...)

Des militants handis combattent ce système tout autour du globe, particulièrement depuis la deuxième partie des années 1960. C’est même au niveau international qu’ils ont lentement réussi à faire entendre leurs voix. Année après année, des concertations ont abouti à des textes pour les droits des personnes handicapées que l’ONU constate n’être toujours pas respectés en 2021 en France.

C’est le point de vue médical qui permet à l’État de refuser le droit de grève et un salaire ordinaire aux travailleurs dits handicapés des établissements et services d’aide par le travail (ESAT, aussi appelés ateliers protégés). Sur ce sujet aussi, les militants antivalidistes sont vent debout (pour ceux qui le peuvent), depuis les années 1970 en France, pour réformer ou abolir ces ESAT, car c’est le moyen qu’a trouvé le capitalisme pour nous exploiter, comme il le fait avec les valides, mais sans nous laisser les privilèges conquis par ceux-ci. C’est par la faible visibilité des militants et encore plus de ces travailleurs mis à l’écart que ce système peut perdurer.

Mais ces revendications arrivent tout doucement aux oreilles des valides, notamment grâce à l’utilisation de Twitter par les militants antivalidistes et leur représentante dans la catégorie humour : Céline Extenso. Avec ses messages reprenant avec humour les codes de la plate-forme, elle entend "amener ce grand public qui pourrait être sensible à la cause, à nous écouter.

(...) Il est donc tentant d’imaginer que si notre parole politique portait et était patiemment écoutée dans des comités de concertation autour du handicap par exemple, nous pourrions mieux combattre l’oppression validiste avec un certain consentement.

Cette oppression se retrouve aujourd’hui dans l’aménagement de la ville, dont nous sommes largement exclus pour conserver les intérêts marchands de rendement et de croissance de quelques possédants. Tant que nous resterons enfermés dans un système où l’usager n’a de valeur qu’en tant que consommateur, nous paierons notre impuissance financière et nous resterons donc sur le bas-côté de la société capitaliste et productiviste qui fait autant de mal à la planète qu’à certains humains. (...)