
l y a un siècle exactement paraissait, dans la revue Le Spectateur, un article de l’écrivain Maurice Renard intitulé « Du merveilleux-scientifique et de son action sur l’intelligence du progrès ». Ce texte, qui servit de point de mire à tous les auteurs français d’anticipation de l’entre-deux-guerres avant d’être oublié puis redécouvert au début des années 1990, est aujourd’hui considéré comme la première théorie de la science-fiction. Disséquant l’esthétique du genre en train de naître, Renard souligne qu’elle requiert « l’introduction volontaire, dans la chaîne des propositions, d’un ou de plusieurs éléments vicieux de nature à déterminer, par la suite, l’apparition de l’être, ou de l’objet, ou du fait merveilleux (c’est-à-dire qui nous semble actuellement merveilleux. Car l’avenir peut démontrer que l’élément supposé vicieux ne l’était nullement et que notre merveilleux-scientifique était purement et simplement de la science, involontaire comme la prose de M. Jourdain). (…) Exemple : nous pouvons admettre comme certitudes des hypothèses scientifiques et en déduire les conséquences de droit (habitation de Mars acceptée et confrontée avec ce que l’étude de la planète nous a enseigné ou suggéré : La Guerre des mondes de H. G. Wells) (1). »
Considérer comme certaines des hypothèses scientifiques, et en déduire toutes les conséquences
Ce passage ne met pas seulement en lumière la charte littéraire et intellectuelle d’un genre appelé à s’épanouir ; il souligne aussi le statut ambigu des objets dont la science-fiction a fait son ordinaire. Car si nul ne discute plus la vie extraterrestre comme hypothèse de recherche scientifique — c’est le sujet d’une discipline, l’exobiologie —, il n’en a pas été de même tout au long du XXe siècle. Contre la logique, cette idée a été tournée en ridicule, reléguée au rang de chimère n’ayant place ni dans la science, ni dans la littérature, alors que toutes les données requises pour l’apprécier correctement étaient déjà disponibles, hormis l’existence certifiée de planètes extrasolaires. Pour comprendre ce paradoxe, il faut procéder à un « saut einsteinien » : passer d’une image restreinte de la science-fiction à une formulation plus générale. (...)
Protégé par les collections spécialisées comme une culture expérimentale mise en couveuse, le genre a progressivement gagné en cohérence tout en se diffusant dans tous les champs de l’expression. Pourtant, il n’a jamais obtenu le statut littéraire que voulait lui donner Renard, spécialement en France, où la critique n’eut, à son égard, que deux attitudes types : le mépris et le déni.
Mais la science-fiction est bien autre chose qu’une étiquette éditoriale. Dans sa formulation générale, elle représente un phénomène culturel de grande envergure dont les manifestations ont dès l’origine débordé la fiction pour s’étendre à des domaines aussi divers que l’urbanisme, la philosophie, la religion, et tout le spectre des sciences. (...)
l’envoi de la sonde Huygens sur Titan en 1997 ou l’annonce (fantaisiste) par la secte Raël d’un clonage humain réussi en 2002 sont autant de mises en œuvre, correctes ou déviantes, de la procédure d’extrapolation décrite plus haut : admettre comme certitudes des hypothèses scientifiques, et en déduire les conséquences. Cette procédure est le principe actif de la science-fiction. Elle traduit une certaine disposition intellectuelle, un goût pour la pensée spéculative et l’exploration jusqu’au-boutiste des hypothèses dont Renard, en poète, a donné dans son article une autre formulation, moins rigoureuse mais plus frappante : « L’aventure d’une science poussée jusqu’à la merveille ou d’une merveille envisagée scientifiquement. » (...)
Il y a un siècle, les prétentions du spiritisme au rationnel, la possibilité d’une très ancienne civilisation martienne ou celle de pouvoirs parapsychiques constatables en laboratoire n’avaient rien de risible, compte tenu des savoirs et des pratiques de l’époque. Ce n’est plus le cas aujourd’hui même si, dans certains cas, il reste des zones d’ombre à éclaircir. A l’inverse, nul n’envisageait sérieusement d’envoyer des hommes dans l’espace, hormis les pères fondateurs de la science-fiction. L’histoire a fait un tri, peut-être provisoire, entre les hypothèses fertiles et les rêveries.
Sous sa forme restreinte, la science-fiction (SF) apparaît ainsi, aux yeux du grand public, comme une variété éditoriale mineure, parfois synonyme de « grotesque » ou « chimérique », qui, un siècle après son apparition, ne mérite pas une ligne dans les manuels d’histoire littéraire, contrairement au roman policier ou à la bande dessinée. Mais, sous sa forme la plus générale, elle a irrigué des pans entiers de la culture contemporaine, créé des croyances durables, formulé des projets à l’échelle des civilisations et contribué à leur mise en œuvre. Comment articuler deux plans aussi contradictoires ?
La « singularité », cette inexorable convergence de toutes les technologies (...)
obsédée par le ciel, toujours soucieuse de formuler de nouvelles hypothèses sur la nature de l’espace, du temps et de la réalité, hantée par l’immortalité et prodigue en surhommes comme en entités géantes, la science-fiction a été seule, pendant cent ans, à poser ces questions considérées partout ailleurs comme des archaïsmes. Elle l’a fait sous une forme propre — en proposant une esthétique — et dans une perspective concrète, sachant qu’un jour la technoscience finirait par les réactiver.
Ce qui est précisément en train de se produire : que sont le posthumain, le cybermonde, le contact avec une civilisation extraterrestre sinon la reformulation de ces très anciennes questions ? Renard le pressentait dès 1909 : « Le merveilleux-scientifique nous découvre l’espace incommensurable à explorer en dehors de notre bien-être immédiat ; il dégage sans pitié de l’idée de science toute arrière-pensée d’usage domestique et tout sentiment d’anthropocentrisme. Il brise notre habitude et nous transporte sur d’autres points de vue, hors de nous-mêmes. » (...)
e que la science passe au tamis de ses vérifications renonce, presque toujours, au contact avec l’altérité radicale qui est la promesse de la métaphysique comme de la science-fiction. Mais le genre a tout de suite compensé ce déficit par deux contre-mesures. Puisque l’avenir paraît bouché, la pensée spéculative se retourne et s’attaque au passé en multipliant les uchronies, c’est-à-dire les histoires alternatives qui explorent « ce qui se serait passé si… » et forment aujourd’hui une constellation de mondes imaginaires aussi riche que les avenirs galactiques jadis rêvés par les romanciers de l’âge d’or. (...)
La deuxième contre-mesure est encore plus spectaculaire puisqu’elle fait de l’uniformité apparente de l’avenir la source d’une nouvelle promesse. On la doit à l’auteur et mathématicien Vernor Vinge, qui lui a aussi donné son nom : la « singularité ». Elle prévoit la convergence inexorable de toutes les technologies actuelles dans les prochaines décennies et l’émergence, à leur point d’intersection, d’une superintelligence artificielle dont l’existence anéantit toute pensée prospective : quand les fondations mêmes de l’humanité telle que nous la connaissons — la mortalité, l’individualité, la finitude et la dépendance au milieu — sont remises en cause, il est vain de conjecturer sur le monde ultérieur. Ainsi, les sciences et technologies, au lieu de « tuer le futur » par désenchantement, comme elles semblent le faire aujourd’hui, deviennent la matrice d’un événement métaphysique d’une envergure inouïe et rouvrent la possibilité d’une nouvelle aventure pour le genre humain. (...)
Résurgence du thème de la fin des temps ou science involontaire, appelée encore une fois à se réaliser ? Prise à la gorge entre la prolifération de passés imaginaires et l’annonce d’une transformation majeure à l’horizon du prochain demi-siècle, notre époque est peut-être en train d’élaborer, dans la douleur, les linéaments d’une pensée nouvelle.