
Après l’annulation controversée d’une projection de “Barbie” à Noisy-le-Sec, les acteurs socioculturels de la ville réagissent. Ils évoquent les difficultés des quartiers populaires et déplorent leur récupération politique.
L‘annulation, après des menaces de destruction du matériel par quelques individus, d’une projection en plein air du film Barbie par le maire de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) a pris une ampleur nationale en plein mois d’août. Une enquête a été ouverte pour menace et intimidation, et les motivations des censeurs, qui tiendraient selon l’édile communiste de « l’obscurantisme et le fondamentalisme instrumentalisés à des fins politiques », ont alimenté un débat médiatico-politique prévisible autour de l’islamisme dans les quartiers populaires. (...)
« C’est étonnant d’entendre parler de nous sur toutes les radios de France, réagit Abdelkrim Hamadache, musicien noiséen et président de l’association de promotion du vélo Aux pignons sur rue. Mais c’est l’été, les médias n’ont pas grand-chose à se mettre sous la dent, et puis ça fonctionne comme un peloton, ils collent à ce que font les autres. » Il a grandi au Londeau, le quartier populaire classé « prioritaire » de Noisy-le-Sec où devait se dérouler la projection en plein air. Il y a appris la musique, dans une maison des jeunes et de la culture (MJC). « C’était un espace de rencontre et de mélange. Elle a disparu depuis longtemps, et la mixité sociale aussi, quand on a placé toutes les populations pauvres et immigrées dans des barres d’immeubles. Voilà ce qu’il reste de la culture : une barre Verlaine et une barre Baudelaire ! » (...)
Trésorier de l’association Rêvons la culture, qui promeut la culture dans les écoles et les quartiers de Noisy-le-Sec, Alain Tubiana se dit « choqué par les événements ». « Je vis ici depuis cinquante ans, et je peux témoigner qu’il est très difficile de faire de l’action culturelle dans ce quartier, se désole-t-il. À cause du trafic de drogue qui fait sa loi et de fondamentalistes islamistes extrêmement minoritaires. » Abdelkrim Hamadache abonde : « Il y a le pouvoir de ceux qui dealent et le pouvoir de ceux qui prêchent. Pendant longtemps, le Londeau a manqué de lieu de culte musulman, et les gens priaient sur les pelouses. L’éducation religieuse était peu encadrée, ce qui a créé du ressentiment et de l’intolérance. De manière générale, on manque d’espaces où les gens se rencontrent. »
Un constat partagé, au-delà du quartier du Londeau, par Raphaël Étienne, responsable de l’association noiséenne Les Tranquilles, qui cherche à créer du lien social entre les habitants. (...)
« Il y a des frontières très fortes entre nous qui, associées au manque de moyens, ne facilitent pas la démocratisation culturelle, constate Alice Cathelineau, chanteuse et professeure de chant. On fait en partie le travail que ne fait pas l’État. » (...)
Musicien intervenant dans les écoles et les collèges, Richard Cailleux remarque être peu sollicité par les établissements de sa propre ville, par rapport à d’autres communes franciliennes. « Quand le Parti communiste a perdu la mairie au profit du centre droit, au début des années 2000 [il l’a reprise en 2020, ndlr], l’action culturelle s’est effondrée, affirme-t-il. Elle reprend depuis quelques années, mais reste fragile. Malgré de nombreuses difficultés, je travaille depuis dix ans avec des enfants de tous milieux, et je n’ai jamais ressenti de violence. »
Il existe bien, à Noisy-le-Sec, un théâtre municipal — le Théâtre des Bergeries, fondé en 2000 sous mandat communiste (contactée, la direction n’a pas répondu à nos sollicitations). « Mais beaucoup de gens ne s’autorisent pas à y aller, malgré les efforts déployés et les activités hors les murs, avance Abdelkrim Hamadache. Ça prend du temps et c’est difficile de faire tomber les frontières visibles entre les quartiers, et les frontières invisibles entre les goûts et les habitudes des gens. »
L’association Les Tranquilles espère assouplir ces limites spatiales et sociales en ouvrant au mois d’octobre un « tiers-lieu de proximité », Le Lieu tranquille, près du Londeau. (...) (...)
Tous déplorent la montée en épingle de leur incident local au niveau national. « Ce qui s’est passé est grave, mais ça ne justifie pas qu’on nous jette l’opprobre de tous les côtés, réagit Abdelkrim Hamadache. Il faut tenir face aux pressions de censure bien sûr, mais on est encore dans des représentations caricaturales et déshumanisantes des quartiers populaires et de leurs habitants. On ne parle de nous que pour ça. Pendant ce temps, les gamins crèvent de chaud sur la dalle de béton du quartier et ma mère de 86 ans survit à la canicule dans son petit appartement grâce à la solidarité des voisins. »
« C’est terrible que ça fasse le beurre de la droite et de l’extrême droite, alors que ce qui nous manque, ce sont des investissements, du terrain, du long terme, tout ce qu’ils refusent », ajoute Richard Cailleux. « Ce travail est aujourd’hui porté bénévolement par les acteurs associatifs, auxquels on coupe les subventions, complète Raphaël Étienne des Tranquilles, qui n’a pas oublié le rejet par Emmanuel Macron du plan Borloo pour les banlieues en 2018. (...)
Le maire de la ville de Seine-Saint-Denis, candidat à sa réélection aux élections municipales de l’an prochain, a affirmé sa volonté de reprogrammer la projection du film de Greta Gerwig à 1,4 milliard de dollars de recettes, accompagné d’un débat que les acteurs socioculturels locaux espèrent fructueux.