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Déboulonné, ce passé que je ne saurais voir !
Silyane Larcher Politiste, chargée de recherche au CNRS
Article mis en ligne le 2 juin 2020

Qu’elles l’applaudissent, la déplorent ou la condamnent, les postures morales qui ont accueilli la destruction des statues de Victor Schœlcher empêchent de soulever un nœud de problèmes que cette radicalité inédite en Martinique demande d’affronter. La violence d’aujourd’hui vient ainsi poser avec force à la société martiniquaise cette question éthique et politique délicate : peut-on patrimonialiser la domination subie ? Et si oui, comment le faire ?

Le 22 mai dernier, jour anniversaire de l’insurrection des esclaves du Nord de la Martinique qui précipita l’application du décret du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage dans les colonies françaises, un petit groupe d’activistes déboulonnèrent deux statues de Victor Schœlcher à Fort-de-France et dans la ville de Schœlcher. Depuis lors, un déferlement de passions et un brouhaha de récits ont envahi les réseaux sociaux et l’espace public martiniquais, chacun y allant de son explication, de sa vérité, s’improvisant exégète mercenaire de textes de Victor Schœlcher brandits telles des pièces à conviction du crime colonial du personnage contre les ancêtres réduits en esclavage. (...)

Si chaque année le mois de mai donne lieu en Martinique à une effusion mémorielle désordonnée, cette fois l’ampleur de l’émotion et la force des divisions, véritables fractures entre plusieurs franges (générations ?) de la population, ne peut qu’interpeler. En tant qu’intellectuelle martiniquaise d’abord, puis comme chercheuse ayant travaillé sur les tensions du républicanisme français durant la période post-esclavagiste aux Antilles, enfin comme enseignante – qui a donc parfois charge de former une partie de la jeunesse venue étudier à Paris –, je me suis profondément interrogée sur les enjeux contemporains de la violence de cet acte par la suite revendiqué sur les réseaux sociaux par deux jeunes femmes (dont l’une d’entre elles se dit par ailleurs afroféministe).

Parce qu’elle fut d’une ampleur et d’un éclat inhabituels, cette violence a choqué. Pourtant elle n’est pas nouvelle. Je me souviens, gamine, avoir vu la statue du centre de Fort-de-France s’être vu couper la main censée octroyer la liberté à une petite fille noire, incarnation d’une Martinique mineure en dette à l’égard de « son » libérateur devant le tribunal rebaptisé par des graffitis anticoloniaux en « palais de l’in-justice française »... Dans la ville de Schœlcher, la statue avait plusieurs fois déjà été saccagée, puis réparée en vain par les services municipaux. (...)

Des raisons structurelles et institutionnelles complexes expliquent cette méconnaissance et cette mécompréhension de son propre passé. Sans doute que l’organisation de l’enseignement scolaire en France, l’histoire laborieuse de la production académique régionale et nationale sur l’esclavage et sa diffusion hétérogène auprès d’un large public y ont leur part. On peut néanmoins rappeler que si Victor Schœlcher fut un républicain et un abolitionniste intransigeant, son abolitionnisme fut ancré dans l’adhésion à la mission civilisatrice et la conviction que la civilisation française fut supérieure à toutes les autres. Isolé dans sa volonté d’octroyer les droits électoraux aux affranchis, ignorant les recompositions culturelles des Africains à l’œuvre dans les plantations des Caraïbes, il considérait que « par frottement » avec les mœurs des colons les esclaves s’étaient déjà assimilés à la civilisation française. Il ne fit pas ce raisonnement pour les colonisés des territoires français de l’Inde ni moins encore pour les affranchis de l’Algérie musulmane. Aux premières élections législatives d’août 1848 en Guadeloupe et en Martinique, avec une participation électorale oscillant entre 60 et 65% les « nouveaux libres » récemment inscrits sur les listes électorales placèrent Victor Schœlcher en tête des résultats alors que ce dernier ne fit pas personnellement campagne sur place : durant toute son existence il fit un unique voyage aux Antilles en 1842. Sans qu’elle ne contredise leurs luttes contre l’esclavage, la conscience diffuse parmi les ex-esclaves qu’une initiative politique fut indispensable pour ancrer dans le droit la fin d’une institution séculaire avait beaucoup contribué à l’idolâtrie du personnage. C’est encore le soutien sans faille de Victor Schœlcher aux revendications des élites politiques antillaises de l’égalité législative entre métropole et « vieilles colonies », c’est-à-dire « l’assimilation politique », qui lui valut un culte tel que des statues et des noms de lieux lui furent dédiés en forme d’hommage dans les Antilles, en Guyane, à la Réunion et même au Sénégal. Voilà pour les faits historiques connus, qu’ils plaisent ou qu’ils heurtent, l’action des ancêtres n’anticipant jamais l’ampleur de la déshérence de la postérité. (...)

Expression d’une immense colère mêlée d’impuissance, la volonté d’effacer toute trace de Victor Schœlcher de l’espace social martiniquais résonne comme l’expression d’une blessure intime en même temps qu’une demande criante de références historiques locales auxquelles rattacher publiquement une même communauté, désir avide d’affiliation à un récit vernaculaire d’héroïsme.

À l’impuissance s’ajoute le sentiment d’injustice, indissociable de la situation sanitaire actuelle de la Martinique causée par l’usage durable et dérogatoire, à l’initiative des békés producteurs de bananes, du chlordécone dans les bananeraies. (...)

l’abolition de l’esclavage de 1848 renouvela de manière durable les hiérarchies anciennes, sociales et raciales, nées du ventre de la plantation. La Martinique est d’ailleurs la seule île de la Caraïbe où le groupe des anciens planteurs propriétaires d’esclaves s’est maintenu tout à la fois comme groupe racial et comme minorité économique dominante, caractérisation contenue dans le terme béké, par des stratégies sociales sophistiquées (notamment matrimoniales) de capitalisation de la blanchité. La coexistence dans l’espace public du mythe ancien d’un libérateur européen des esclaves des Antilles avec tant d’autres statues, noms de rues et monuments apparaissant comme des révérences anachroniques à la geste coloniale – de surcroît dans un contexte d’injustice sanitaire et environnementale aux racines coloniales profondes – aura certainement fini par donner à une partie de la population martiniquaise, et de sa jeunesse en particulier, l’impression pesante de devoir vivre en pleine déréalisation de son réel sensible. (...)

D’une certaine manière, au « schœlchérisme » des aïeux a succédé ce que j’appellerais le « marronisme », forgé par les militants nationalistes des années 60 et 70. Au prix de bien des arrangements avec la vérité historique, des récits parcellaires ont rétrospectivement fabriqué des héros locaux. (...)

À défaut d’avoir pu formuler une stratégie politique d’accession à l’indépendance ou à la souveraineté, le nationalisme martiniquais aujourd’hui en ruine a pris les contours rabougris d’un narcissisme de drapeau et d’une fétichisation consensuelle du Nous à travers des slogans qui exaltent la « fierté d’être Martiniquais.e » à l’arrière des pare-brise et sur les t-shirts. C’est donc empreints de ce nationalisme culturel que de jeunes militants d’une mémoire oblitérée opposent aujourd’hui, avec le zèle des convertis, une « liberté nègre » à une « liberté blanche ». (...)

Les contradictions du nationalisme culturel martiniquais ne disqualifient peut- être pas l’aspiration d’une partie de la jeunesse à décoloniser le paysage mémoriel et les sensibilités publiques. Cependant, elles montrent à quel point l’exaltation vide de l’identité collective échoue à défaire l’écheveau compliqué des hiérarchies socio-raciales anciennes et des injustices sociales soutenues durablement par l’État. Entre ces deux récits mémoriels polarisés, sorte de ventre mou, un discours social et politique lénifiant de pacification et de communion de la société autour de la mémoire et du patrimoine s’est imposé ad nauseamdans l’espace social martiniquais. Tout se passe comme si se projeter vers un horizon politique commun passait nécessairement par le fait d’hériter en bloc, verticalement, sans réflexivité ni conscience critique du chemin parcouru. Comme si l’identité collective n’était qu’inventaire de traditions perdues, somme d’héritages à sauver, en un mot, une affaire d’antiquaires. (...)

Les recherches en science politique ont montré que les politiques de mémoire échouaient à pacifier les sociétés. Qu’il s’agisse du Rwanda, de l’Afrique du Sud, du Liban, de la Palestine ou encore de l’Argentine, elles ne produisent pas une communauté unifiée de sensibilités historiques. (...)

En Martinique, la religion de la mémoire et du patrimoine a fini par constituer le ferment d’une imagination politique en panne, les élus s’étant à ce jour montrés incapables de s’attaquer aux conditions institutionnelles et matérielles de reproduction et de transformation des stratifications héritées.

Si les iconoclastes du 22 mai 2020 ont imposé aux Martiniquais dans la douleur un moment de réflexivité commune sur leur passé, puisse ce présent critique avoir au moins la vertu pédagogique d’inviter intellectuels, classe politique, femmes et hommes ordinaires à retrouver un trésor perdu : la liberté d’imaginer, mais aussi de disputer courageusement, des futurs politiques inexplorés.