
Le syndicalisme est confronté depuis quelques décennies à des politiques néolibérales qui modifient en profondeur les conditions de l’action syndicale.
C’est particulièrement vrai si l’on compare avec la façon dont elle a pu s’exercer en Europe avec des variantes mais aussi des traits communs dans la période comprise entre la Libération et les années 1980. Dans cette période dite de « compromis fordiste », l’action syndicale, par la mobilisation et la négociation, est parvenue à obtenir un certain nombre d’avantages matériels, à consolider la protection sociale du salariat et à homogénéiser jusqu’à un certain point les conditions d’existence.
Le grand tournant néolibéral marqué par la mise en place d’un nombre impressionnant de mesures coordonnées et cumulatives, surtout à partir des années 1990, a eu pour objectif et pour résultat de refondre les relations salariales et de briser le cadre de négociation avec le patronat comme avec l’État. Le partage du « grain à moudre », selon l’expression d’André Bergeron, même s’il était inégal, n’est plus à l’ordre du jour : le contexte est d’abord marqué par le recul du rapport de force au détriment du monde du travail. (...)
Le retard pris par le mouvement syndical pour agir avec efficacité dans ce nouveau contexte a des causes multiples. La réflexion amorcée ici fait l’hypothèse qu’une part de ces difficultés n’est pas étrangère à une absence d’adaptation de la pensée et de l’action à la nouvelle situation. (...)
Les boussoles du syndicalisme semblent osciller aujourd’hui entre deux écueils. La tentation d’une adaptation empirique qui épouse les options néolibérales et les considère comme des contraintes incontournables produit un syndicalisme d’accompagnement et de négociation « à la marge »… alors même que la marge s’est singulièrement rétrécie. Il est d’autre part un syndicalisme qui reste attaché au cadre ancien et estime possible sa restauration au moins partielle. S’il cherche à atténuer les effets destructeurs du néolibéralisme, il le fait en misant surtout sur la protection des pouvoirs publics et de l’État. Le problème tient à ce que ce dernier est devenu un agent actif de l’ordre néolibéral. Entre ces deux écueils, il faut évidemment relever les tentatives faites pour dépasser ces contradictions et travailler au renouveau d’un syndicalisme de lutte et de transformation sociale. (...)
La radicalisation du néolibéralisme
Le syndicalisme doit continuer à réfléchir sur le néolibéralisme, en suivre les évolutions, en saisir mieux la dynamique et l’extension. Les doctrinaires néolibéraux, Hayek en tête, eux, n’ont jamais cessé de prendre en compte le syndicalisme… en en faisant un obstacle majeur à l’instauration d’un ordre pur de marché, ce qui devait donc logiquement conduire pour eux à sa soumission ou à sa disparition. (...)
La radicalisation néolibérale actuelle accomplit en effet au-delà de ses espérances le rêve d’Hayek d’une démocratie limitée par un marché illimité. On sait qu’il y avait pour lui deux manières d’y parvenir : le coup d’État militaire à la chilienne (qui a ouvert la voie aux golden boys du régime Pinochet) ; la voie plus lente dite « incrémentale », c’est-à-dire progressive, qui fait que de décision en décision, au gré des « contraintes du marché », s’édifie la « constitution de la liberté » assurant définitivement la domination effective des forces de marché par la mise en place d’un corset normatif et juridique qui limite les actions du salariat et de la population. La « dé-démocratisation » dont parle Wendy Brown1, est parvenue à un stade très avancé, aussi bien sur le plan politique que sur le plan des droits sociaux. (...)
On observe déjà ce que veut dire cette situation « post-démocratique » : inégalités croissantes, recul profond des services publics, appauvrissement massif des fonctionnaires, des retraités et des salariés, ponction dans les épargnes privées des classes moyennes, privatisation accélérée des biens publics. L’exemple grec de ces derniers mois est éloquent et dramatique. Il est de plus en plus difficile d’imaginer la sortie d’un tel système néolibéral qui se renforce en se servant de la crise comme point d’appui. (...)
Le simulacre du « dialogue social »
Le syndicalisme semble être pris au piège d’un « dialogue social » dont les organisations patronales et le gouvernement font un usage particulièrement pervers, dans la mesure où il est aujourd’hui commandé par l’obligation d’approuver les reculs imposés aux salariés, ne laissant à la négociation que les modalités de leur application. Le piège est redoutable. (...)
Si l’on s’accorde à dire que l’avancée néolibérale a rendu caduc le jeu institutionnel ritualisé du « compromis », nous sommes invités à réfléchir aux nouvelles conditions dans lesquelles le syndicalisme doit accomplir la double tâche évoquée plus haut, la défense des intérêts immédiats des travailleurs et la transformation sociale (...)
Malgré un certain essoufflement, la participation syndicale aux différents forums mondiaux aura été doublement bénéfique, pour l’altermondialisme qui a trouvé là un ancrage et des relais dans le monde du travail, et pour l’amorce d’un nouvel internationalisme en réponse aux stratégies néolibérales.
Une contribution à la réflexion sur l’alternative
Rien n’est plus urgent que de penser les réponses adéquates à la situation. Nous souhaitons apporter notre pierre à cette réflexion. À nos yeux, ce qui doit l’emporter, c’est la mise en discussion d’une série de problèmes concrets qui se posent dans l’action syndicale et qui ne peuvent selon nous être compris qu’en relation à la logique normative globale du néolibéralisme. (...)
La réponse réside dans une contre-offensive globale et internationale. Globale car chacun voit bien que l’éparpillement des luttes comme l’absence de coordination entre les résistances constitue la meilleure garantie pour le néolibéralisme de continuer à nous opposer les uns aux autres. Internationale car si c’est bien à ce niveau que se structure et agit le capitalisme financier mondialisé, c’est à ce niveau également que des solidarités de combat peuvent se construire ainsi que le montre déjà le mouvement altermondialiste (chapitre 4).
La dimension internationaliste se caractérise par le renouvellement de formes parfois inédites de lutte et de coopération qui redonnent espoir. C’est à partir de ces situations concrètes, au plus près à la fois du rapport de travail et de vie, qu’un avenir syndical commun peut se dessiner (chapitre 5).