Il y a un mois disparaissait Bernard Stiegler. En hommage à sa mémoire et en accord avec sa famille, Mediapart publie la réflexion sur la crise sanitaire qu’il nous avait fait parvenir peu de temps avant son décès, texte qu’il avait conçu en trois épisodes. Voici le premier qu’il avait intitulé « Crédit et certitude ».
1. Crédit et certitude
La crise sanitaire est loin d’être terminée, et la crise économique qui en résulte ne fait que commencer. L’ampleur et la nature de cette catastrophe sont incomparables aux événements historiques qui jalonnèrent jusqu’alors La grande aventure de l’Humanité, et tels qu’Arnold Toynbee les décrit dans cet ouvrage. En 1976, l’historien britannique posait en principe la possibilité imminente d’une telle catastrophe, tout en soulignant qu’elle procéderait à la fois d’une tendance suicidaire des civilisations et d’une exploitation démesurée de la biosphère.
Une tendance suicidaire collective peut apparaître dans une civilisation lorsque le crédit qu’elle s’accorde, et qui fonde la puissance de sa solidarité organique, se trouve compromis pour un motif quelconque – invasion, catastrophe naturelle, corruption, famine, maladie. Aristote appelait philia la solidarité qui fait la durabilité des sociétés – qu’il observait lui-même du point de vue de la cité, polis, et ce point de vue constitua ce qu’on appelait depuis Platon la politique. (...)
Avec le libéralisme, économique aussi bien que politique, la certitude moderne deviendra celle de l’individualisme fondant une société conçue comme calcul généralisé effectué par le marché (ce qui sera théorisé par Friedrich von Hayek), et certifié via de nouveaux organes d’échanges symboliques, qui apparaîtront au cours du XXè siècle, et qui seront produits par les industries de l’information et de la communication. Celles-ci transformeront le symbolique en informations calculables, et désymboliseront en cela le crédit.
Cette opération deviendra par elle-même le cœur de l’industrie avec la data economy mobilisant le behaviorisme et la théorie de l’information en vue d’interpréter et de calculer tout comportement comme modèle informationnel – ce qui supposera que les individus soient connectés, c’est à dire équipés, et reliés par des plateformes ad hoc. Quatre milliards d’humains sont ainsi devenus aujourd’hui des objets de calculs permanents.
A partir de ces organes d’information et de communication se configureront de nouveaux dispositifs de prévision performative – par la combinaison des statistiques, du marketing et des technologies de calcul – constituant tout d’abord ce que Gilles Deleuze appellera les sociétés de contrôle (...)
cette ère découvre cependant au début du XXIè siècle qu’elle est suicidaire à un niveau incommensurable, c’est à dire global : l’humanité s’autodétruit à travers cette maîtrise et cette possession, qui s’avèrent être celle d’un capitalisme ayant perdu l’esprit que Max Weber attribuait à la Réforme. cette ère découvre cependant au début du XXIè siècle qu’elle est suicidaire à un niveau incommensurable, c’est à dire global : l’humanité s’autodétruit à travers cette maîtrise et cette possession, qui s’avèrent être celle d’un capitalisme ayant perdu l’esprit que Max Weber attribuait à la Réforme. (...)
le président Trump incarnant le destin suicidaire global que se révèle être l’ère Anthropocène lorsqu’elle atteint ses limites, à savoir : maintenant. (...)
Avec l’hypercrise systémique que provoque l’actuelle pandémie – qui déclenche un « effet domino » à toutes les échelles de ce qui constitue la réalité anthropique-toxique de l’ère Anthropocène – , ce qui n’était encore que la conviction de cette frange jusqu’alors très minoritaire de la population devient soudain l’horizon commun de toute projection dans l’avenir, à l’exception de Trump, Bolsonaro et quelques autres bouffons dont on comprend en lisant Christian Salmon pourquoi ils prospèrent du discrédit. (...)
Prochain épisode : 2. Incertitude et indétermination