
Malgré les déclarations du gouvernement, le monde du travail est au bord de l’implosion, traversé de conflits invisibles dans les grands médias. L’exécutif marginalise les syndicats contestataires pour préparer sa prochaine loi sur le travail.
Pour le gouvernement, malgré l’affaire Air France, dans laquelle quelques syndicalistes « voyous » devront porter la responsabilité, le dialogue social serait en progression dans le pays. « Cent accords signés par jour : le dialogue social est une réalité », clamait l’exécutif le 19 octobre, jour de la dernière conférence sociale du quinquennat, dans un pied de nez à la CGT et à Solidaires, qui ont décidé de boycotter l’événement. Durant son discours de clôture, le premier ministre a avancé ses arguments : chaque année, 1.600 accords de branche seraient conclus, tandis que les mouvements de grève seraient « en constante diminution ». (...)
Impasse médiatique sur les conflits sociaux
En tenant compte de l’ensemble des modes d’action, et non seulement des grèves, la conflictualité sociale a fortement progressé entre 1995 et 2005, avant de se stabiliser à un niveau plutôt élevé jusqu’en 2010. À partir de 2011, les seules données disponibles concernent les arrêts collectifs de travail. Mais ces chiffres ne fournissent qu’une représentation partielle et provisoire de la réalité. La prochaine étude approfondie, portant sur toutes les formes de conflit, sera conduite par la DARES à partir de 2016.
Surtout, au delà des chiffres, les conflits sociaux paraissent aujourd’hui bien vivants, aussi nombreux sur le terrain qu’invisibles dans les grands médias. Faut-il s’en étonner, alors que la concentration de la presse atteint des niveaux sans précédent, depuis la dernière vague de rachats par les milieux d’affaires ? On entend bien peu parler des salariés décédés depuis un an chez ArcelorMittal, au nombre de quatre, dont trois à Dunkerque, où les représentants du personnel dénoncent des conditions de travail en dégradation, le recours à l’intérim et à la sous-traitance, le manque d’investissements réalisés pour garantir la sécurité.
Le travail au bord de l’implosion
Couvert d’une chape de plomb, le monde du travail est sous pression, et les signaux d’alerte se multiplient. À La Poste, les conflits sont quasi quotidiens depuis au moins deux ans, presque exclusivement relayés par la presse régionale. De plan de transformation en plan de transformation, le scénario rappelle Air-France. Aux Hôpitaux de Paris (AP-HP), 75.000 salariés, les grèves se succèdent depuis 6 mois contre un projet de réorganisation du temps de travail. Dans le secteur privé, les salariés de l’entreprise Graftech, en Savoie, occupent actuellement leur usine qu’un fonds d’investissement américain entendait "nettoyer". Les luttes sont également nombreuses dans le commerce, les services de nettoyage, les transports.
Sans action collective, la violence est individualisée, voire intériorisée par les salariés, au prix de leur santé. (...)
dans certains groupes, les restructurations sont à l’origine de suicides. Le e-commerce et ses infrastructures logistiques – symbolisés par Amazon, la firme du milliardaire Jeff Bezos – sont en pleine expansion, à l’avant-garde des méthodes de management les plus agressives. On y tente, par tous les moyens, d’empêcher l’organisation des salariés. (...)
Le 15 octobre, la CFDT, la CFE-CGC et la CFTC ont conclu, sous pression du gouvernement, un nouvel accord avec le Medef sur les retraites complémentaires. Celui-ci aboutit, de fait, à un recul d’un an de l’âge légal de départ à la retraite à taux plein, repoussé à 63 ans, ainsi qu’à une nouvelle diminution des pensions. Du côté des AP-HP, les négociations ont accéléré, et un accord "coup de poker" a finalement été conclu mardi 27 octobre avec la seule CFDT, pourtant troisième organisation syndicale derrière la CGT et Solidaires. Le gouvernement chercherait-il à isoler les organisations dites "contestataires", c’est à dire opposées à sa ligne ? (...)
D’ici début 2016, le gouvernement présentera un projet de loi sur le travail, dont les objectifs sont connus depuis la publication du rapport Combrexelle : « simplifier le code du travail », donner plus de place à l’accord de branche, et surtout d’entreprise. (...)
Au cœur de ces enjeux, la petite musique du dialogue social vient couvrir le bruit de fond, déjà largement inaudible, de l’énergie latente qui traverse le monde du travail. Elle vise aussi à disqualifier toute forme de stratégie passant par l’opposition. Dans cette vision dépolitisée, le syndicat est réduit au statut de courroie de transmission et de légitimation de la "réforme", c’est à dire de l’ajustement des règles sociales aux exigences des marchés. Mais, de toutes parts, la façade se lézarde. Les chemises déchirées d’Air France ne sont ici que la partie émergée de l’iceberg, le symbole d’une société traversée d’une colère sourde, que les gouvernements libéraux auront toutes les peines à contenir.