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AfriqueXXI
Sénégal. Derrière le luxe de la Fashion Week, la précarité des mannequins
#Senegal #FashionWeek #mannequins #exploitation
Article mis en ligne le 9 juin 2025
dernière modification le 8 juin 2025

Événement phare de la capitale sénégalaise, cette semaine dédiée à la mode n’en reflète pas moins le fossé entre le cercle des privilégiés auxquels elle s’adresse et la dure réalité socio-économique vécue par une grande partie des Sénégalais. Sur les podiums, de jeunes Sénégalaises et Sénégalais défilent malgré des conditions de travail extrêmement précaires.

Amorcée en 2002 à l’initiative de la styliste franco-sénégalaise Adama Ndiaye et de sa marque Adama Paris, l’événement offre aux jeunes talents, tout comme aux créateurs confirmés, l’opportunité de présenter leurs dernières collections devant un parterre d’acheteurs, de médias et d’influenceurs. Ce tremplin est incontournable pour des stylistes venus de tout le continent, et pour la trentaine de mannequins recrutés pour l’occasion.

« Il y a beaucoup de pièges » (...)

Le parcours de celles et ceux qui tentent de se forger une réputation en tant que modèles est semé d’embûches, et seul un petit nombre d’élus peut prétendre à réussir. « Être mannequin au Sénégal, c’est vraiment très compliqué, admet Souphah. Surtout quand on rêve d’une grande carrière à l’étranger. » Elle poursuit :

Dans ce milieu, il y a beaucoup de tentations, de pièges, notamment pour les filles. Cela ne m’est jamais arrivé, mais j’ai entendu des rumeurs sur des personnes qui promettent des défilés à l’étranger, sans contrat ni aucune preuve de leur légitimité. Tu ne sais même pas de quelle agence ils viennent. Il faut s’attendre à tout.

Les mannequins interrogés ont toutes et tous du mal à parler de leur rémunération, sans doute par peur que cela n’entrave leur carrière. Combien gagne en général Souphah pour une journée de travail ? « Les cachets ? Cela dépend des défilés », esquive la jeune fille. Et pour ses quatre jours d’activité (de 7 heures du matin jusqu’à tard dans la soirée) à la Fashion Week de Dakar ? Souphah dit ne pas avoir la moindre idée du montant qu’elle recevra. « Je me dis que ça ira. Avec les années, ils ont l’habitude de bien payer, donc ce n’est pas trop grave de ne pas connaître le cachet exact », explique-t-elle. Sa réponse illustre une réalité : il n’existe quasiment jamais de contrat... (...)

« Les parents, les amis, ils disent que ce n’est pas un travail. Que ce n’est pas un métier pour les hommes. Pour les femmes, ils disent que ce n’est pas un métier digne non plus. Parce que vous montrez votre corps, que vous le vendez. Ils disent que vous êtes une prostituée. »

Mouha, le benjamin et le plus discret de la bande, a du mal à exprimer ce qu’il a vécu après avoir décidé de devenir mannequin. « Il a été répudié, chassé de la maison par son père qui lui demandait d’arrêter le mannequinat et de se concentrer sur autre chose », reprend Willy. « Mais Mouha a refusé et il n’avait plus de chez lui pendant des semaines. » Sam rebondit sur les propos de ses deux frères de cœur :

« Avec toutes ces critiques familiales, il faut se battre. Mais les agents et les directeurs de casting ne se soucient pas de ce que vous endurez. Ils oublient que tous les mannequins n’ont pas les mêmes moyens. »

Le fait qu’il n’y ait pas de contrat laisse le champ libre aux abus, voire à l’exploitation, comme en témoignent les récits de Willy, Sam et Mouha. (...)

« Quand vous prenez un transport pour vous rendre à un défilé, vous payez 300 francs CFA pour l’aller, donc ça va. Ensuite, vous ne mangez rien de la journée, et vous avez faim », reprend Willy. « À la fin du défilé, souvent vers 1 heure du matin, vous devez payer un taxi à près de 4 000 FCFA, voire 6 000 pour des personnes comme nous, qui habitons en banlieue. Et puis il y a toujours 600 FCFA que l’on donne aux parents. Après le défilé, soit on vous annonce que le cachet est de 15 000 FCFA, soit on vous dit que vous ne serez pas payé. Parfois, le promoteur a simplement disparu ou il ne répond plus à vos appels… », termine Willy avant d’ajouter, après une longue pause : « Donc finalement, vous n’avez rien gagné. »

« Les gens ne sont pas honnêtes »

D’après le jeune agent, pour faire bouger les lignes, les modèles devraient se forcer à refuser les offres de travail qui ne respectent pas certains principes. (...)

« On nous traite comme des chiffons. Pour un défilé, tu touches 30 000 francs maximum. Donc, la majorité des mannequins à Dakar exerce un autre métier à côté. C’est une passion, c’est certain, mais quand tu travailles deux jours entiers pour 40 000 francs, que tu ne manges pas et qu’à la fin du défilé, on te donne un morceau de sandwich… Ce n’est pas correct », témoigne Goora, irrité et faisant une brève allusion aux défilés de la Fashion Week de Dakar.
« Moi, je ne me rabaisserai plus »

Alors, du haut de ses 24 ans, ce jeune homme qui travaille dans une entreprise de télécommunications en parallèle de son activité de modèle, de designer et de directeur artistique, a entrepris, il y a quatre mois, de lancer sa propre agence de mannequinat. « Pour le moment, il y a douze mannequins âgés de 17 à 24 ans. On n’en est qu’au début, mais ça fonctionne bien. »

Une « responsabilité » pour ce modèle qui essaye de guider ses jeunes recrues : « Je suis l’intermédiaire, donc je leur pose beaucoup de questions. Ils et elles sont sous ma responsabilité : est-ce qu’on vient te chercher ? Est-ce que tu as le petit-déjeuner ou le dîner ? Est-ce qu’on te ramène après ? Qu’est-ce que tu as fait, comment ? Et au moindre problème, je dis : “Tu pars.” » (...)

À la suite de plusieurs différends avec plusieurs marques et interlocuteurs internationaux qui cherchaient à profiter de son image à moindre coût, Goora refuse depuis toute collaboration « à la sénégalaise », c’est-à-dire sans accord clair, juste et rémunéré (...)

« Un jour, un client étranger est venu me voir pour un shooting avec une enseigne de valises très connue : on me proposait de travailler de 8 heures à 18 heures pour seulement 20 000 francs. Quand j’ai refusé, il s’est énervé et m’a répondu qu’il ferait un “casting sauvage”. C’est-à-dire qu’il irait trouver n’importe qui dans la rue pour faire ses photos. Alors que 200 000, ça ne représentait rien pour cette marque », ironise-t-il. « Certains accepteront 20 000 parce qu’ils n’ont rien d’autre. Moi, je ne me rabaisserai plus à ça. »