
Les questions d’environnement, "ça commence à bien faire", lançait Nicolas Sarkozy aux agriculteurs français en 2010. Dix ans plus tard, le mot semble toujours d’actualité pour certains industriels. Face à l’épidémie de coronavirus et la paralysie de plusieurs secteurs, leurs dirigeants se succèdent sur les plateaux de télévision et de radio pour alerter, avec emphase, sur leur situation et appeler à l’aide. En coulisses, certains en profitent pour infléchir des normes environnementales, passées ou à venir.e
"La situation est quand même très grave, ce sont des chiffres [sur le recul de la croissance] que notre génération ne connaît pas", alerte sur RTL le président du Medef, Geoffroy Roux de Bézieux. "La filière [automobile] joue sa survie", avertit dans Les Echos (lien abonné) l’ancien ministre Luc Chatel, président de la Plateforme automobile qui représente la filière française. "Quand le transport aérien lutte pour sa survie, il serait choquant que le gouvernement maintienne des taxes comme la taxe dite de ’solidarité’ et ’l’éco-contribution’", prévient le président de l’Union des aéroports français, Thomas Juin, aux Echos (lien abonné).
Pour la filière aérienne, le secteur est même un rempart contre un supposé repli sur soi. "Dans cette situation de crise [sanitaire], notre monde est quand même très petit, cela pousse vers l’isolement, vers le nationalisme", déclame Michael Gill, directeur exécutif et directeur des affaires environnementales de l’IATA, l’Association internationale du transport aérien. (...)
Nombre d’industriels signent pourtant dans Le Monde des tribunes qui plaident pour une "relance verte" ou pour "mettre l’environnement au cœur de la reprise économique". Parmi les signataires, voire les initiateurs, BNP Paribas, Korian, Danone, LVMH, Vinci, Bayer France... Mais sur l’ensemble de ces entreprises, très peu ont mis en place le forfait mobilité durable (une prime de 400 euros pour les salariés qui viennent travailler à vélo), selon le député Matthieu Orphelin, auteur d’un courrier dénonçant le lobbying antiécologique de certains industriels. "Et BNP Paribas, c’est l’une des banques qui a le plus d’actifs dans les secteurs polluants. Je leur demande plus de cohérence, sinon c’est uniquement du greenwashing."
Des dérogations déjà accordées
Car derrière les discours, il y a aussi des actes. Pendant que les dirigeants s’activent dans les médias, d’autres continuent de cibler en toute discrétion les élus français et européens dans le but d’obtenir des assouplissements sur des lois déjà votées, ou le report de celles à venir. Le Medef n’a pas hésité à écrire en avril au ministère de la Transition écologique pour demander "un moratoire sur la préparation de nouvelles dispositions énergétiques et environnementales", provoquant une levée de boucliers.
"On n’est pas vraiment surpris de cette offensive, mais ce qui est plus étonnant, c’est que l’Etat se montre trop à l’écoute", estime Julien Bayou (...)
Ce pouvoir de dérogation est justifié pour "faciliter la reprise" économique, selon un communiqué du ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, mais a provoqué une gêne chez des élus, y compris de la majorité. (...)
"On a un vrai problème", ajoute Julien Bayou. Le responsable écologiste réfléchit avec d’autres associations à une action en justice pour contester le bien-fondé de ce décret.
Le plastique veut redorer son image
Dans le contexte épidémique, un secteur tenge de se revaloriser : le plastique. (...)
"On a une loi qui a toujours été sous le feu des lobbys. Ceux qui étaient contre cette loi pour X ou Y raison avant le Covid le sont désormais en raison du Covid."
Des raisons de calendrier invoquées
L’offensive du plastique se poursuit au niveau européen. L’European Plastic Converters (EUPC), fédération des entreprises du plastique en Europe, envoie début avril un courrier* à la Commission européenne afin d’obtenir le report de l’interdiction de certains plastiques à usage unique (pailles, cotons-tiges, touillettes...) pour 2021. Pour appuyer ses arguments, elle publie un communiqué* expliquant "comment les produits plastiques contribuent à lutter contre le Covid-19" en alliant "hygiène, santé et sécurité" pour les produits sanitaires et alimentaires.
Contacté par franceinfo, un adhérent français se désolidarise. "Nous n’avons pas été informés au préalable", assure Jean Martin, délégué général de la Fédération de la plasturgie et des composites. (...)
L’industrie du plastique n’est pas la seule à vouloir gagner du temps. "J’ai reçu des messages des entreprises des énergies fossiles, des chasseurs, du gaz et du plastique", énumère la députée européenne Marie Toussaint (EELV), qui précise toutefois ne pas être la plus sollicitée en tant qu’élue écologiste. "La fédération automobile européenne nous explique par mail à quel point elle s’est bien comportée pendant l’épidémie et qu’elle reste à notre disposition pour nous envoyer des propositions pour la relance du secteur."
Face à l’impossibilité de se rencontrer physiquement, les groupes d’intérêt s’adaptent. (...)
Un constat partagé par Manon Aubry, députée européenne insoumise. "Ca s’active dans tous les sens, toutes les occasions sont bonnes pour désserrer l’étau ou relâcher des régulations à un moment où on en a le plus besoin". Selon l’élue, le programme Green deal, principale feuille de route pour la transition écologique dans l’Union européenne, fait l’objet de toutes les attentions. "Toujours avec le même argument ’l’urgence justifie tout’, l’économie et l’emploi passent avant l’environnement. Le Green deal, déjà assez peu ambitieux, en prend un sacré coup", dénonce-t-elle.
L’agro-industrie, l’automobile, l’aérien, l’électroménager, le transport maritime... Tous ont envoyé des courriers à Bruxelles pour demander des délais d’application des normes environnementales (...)
Interrogés par franceinfo, les industriels se veulent rassurants. (...)
Au final, l’épidémie changera-t-elle la façon de travailler des lobbys ? Certains l’anticipent déjà. Depuis 2011 à Bruxelles, toute rencontre doit figurer dans un registre (sans valeur juridique contraignante), mais le coronavirus a renforcé l’opacité, selon la députée Marie Toussaint. "Il y a des retards dans la publication des rencontres. J’ai demandé à avoir accès à l’ensemble des échanges, mails, conférences des commissaires et de leur cabinet". (...)
Ces craintes sont partagées par l’ONG Corporate Europe Observatory. "Il est beaucoup plus difficile de retracer leur action en temps de crise. Toutes les communications de type messages WhatsApp ou channels privés ne sont pas accessibles et il ne faudrait pas que ces pratiques perdurent après la crise", déplore Margarida Silva, membre de l’ONG.
Des propositions ont été faites pour contrer ce risque. L’écologiste Julien Bayou plaide pour des règles plus strictes concernant les allers-retours entre les cabinets ministériels et le secteur privé. D’autres veulent éviter que des textes déjà rédigés par le privé finissent à l’Assemblée. "Le sourcing des amendements devrait devenir obligatoire, suggère le député Mathieu Orphelin. On ne peut plus faire du lobbying à la papy comme ça, il faut de la transparence."