
Le méga projet Desertec consiste à approvisionner toute l’Europe en électricité produite par des centrales solaires au Sahara. Lancé par des grandes entreprises allemandes, le projet semble pour l’instant au point mort. La construction de plusieurs autres centrales solaires d’envergure sont cependant encore à l’ordre du jour en Afrique du Nord, en dépit des préoccupations locales. Dans cet article, Hamza Hamouchene se penche sur les conséquences géopolitiques de tels projets, et se demande dans quelle mesure, et à quelles conditions, l’énergie solaire du désert peut réellement jouer un rôle dans un avenir démocratique et durable des deux côtés de la Méditerranée.
(...) Desertec, un projet à 400 milliards d’euros
Par souci de clarté, il convient de différencier la « Fondation Desertec » de l’« Initiative industrielle Desertec ». La fondation à but non lucratif Desertec a été créée en janvier 2009 par un groupe de scientifiques, de personnalités politiques et d’économistes des pays de la Méditerranée. Son objectif est d’approvisionner autant de personnes et d’entreprises que possible en énergie renouvelable produite dans les déserts du monde entier. Ils espèrent ainsi contribuer à la prospérité et la protection du climat. (...)
À l’automne 2009, un consortium « international » d’entreprises, majoritairement allemandes, lance l’Initiative industrielle Desertec (Dii). Des acteurs puissants tels qu’E.ON (l’équivalent d’EDF en Allemagne), la compagnie de réassurance Munich Re, Siemens et Deutsche Bank en sont tous devenus « actionnaires ». Objectif : faire du concept Desertec un projet commercial rentable, qui fournirait environ 20% de l’électricité de l’Europe en 2050 grâce à un vaste réseau de parcs solaires et éoliens s’étendant sur toute la région du Moyen Orient et de l’Afrique du Nord. Ces générateurs seraient connectés à l’Europe continentale par des lignes spéciales de transmission directe à haute tension. Le coût total de ce projet est alors estimé à 400 milliards d’euros.
Pour comprendre les fondements idéologiques du projet Desertec, un peu d’histoire est nécessaire. Entre 1998 et 2006, une série d’accords d’association euro-méditerranéens sont conclus entre l’Union européenne d’une part et l’Algérie, l’Égypte, la Jordanie, Israël, le Liban, le Maroc, la Palestine et la Tunisie d’autre part. Leur objectif affiché est de « libéraliser progressivement le commerce » dans la région et de créer un espace de libre-échange méditerranéen. À partir de 2008, le président français Nicolas Sarkozy s’est fait le héraut d’un projet aux visées similaires, l’Union pour la Méditerranée (UpM), afin de renforcer « l’interdépendance » entre l’UE et les pays du sud de la Méditerranée.
Cette notion « d’interdépendance » n’est pas sans rappeler la célèbre évocation de « l’indépendance dans l’interdépendance » par l’ancien Premier ministre français Edgar Faure en 1956, une stratégie poursuivie par les gouvernements français successifs pour perpétuer leur contrôle et leur domination sur les pays africains nouvellement « indépendants ». L’UpM s’inscrit dans cette lignée en cherchant à favoriser les intérêts de l’UE et à réduire ses besoins en énergie importée de Russie. La promotion d’un partenariat dans le domaine des énergies renouvelables est alors considérée comme une priorité pour atteindre ces objectifs. (...)
Le Sahara pour approvisionner le monde entier en énergie
Pour comprendre le projet Desertec, et en particulier son bras industriel Dii, il faut garder à l’esprit ce contexte d’accords commerciaux pro-marché, de jeux d’influence et de ruée vers les ressources énergétiques. Desertec doit ainsi jouer un rôle clé dans la diversification des ressources énergétiques, face au gaz russe, et contribuer aux objectifs de réduction des émissions carbone européennes. Les pays du sud de la Méditerranée constituent une cible de choix, bien pourvue en ressources naturelles, depuis les sources fossiles jusqu’à l’énergie solaire et éolienne. Un mécanisme « colonial » familier semble se mettre en place : celui où le Sud continuerait à exporter sans limite ses ressources naturelles bon marché vers le Nord riche et industrialisé, perpétuant une division internationale du travail profondément injuste.
Quand on décode le vocabulaire utilisé dans les différents articles et publications décrivant le potentiel du Sahara pour approvisionner le monde entier en énergie, il y a de quoi s’inquiéter. Le Sahara est dépeint comme une vaste surface vide, faiblement peuplée, présentant une occasion inespérée d’approvisionner les Européens en électricité pour leur permettre de perpétuer leur mode de vie consumériste extravagant et de continuer à dilapider l’énergie. Les pouvoirs coloniaux ont utilisé la même rhétorique pour justifier leur « mission civilisatrice ». En tant qu’Africain, je ne peux m’empêcher de considérer de tels méga-projets avec grande suspicion. Les motivations « bien intentionnées » servent souvent à faire passer la pilule de l’exploitation brutale et du pillage pur et simple.
Solution au changement climatique ou domination occidentale ?
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Concept technologique et apolitique, il promet de surmonter ces problèmes sans changement fondamental, en maintenant le statu quo et les contradictions du système mondial qui ont causé ces crises. En outre, en présentant la région euro-méditerranéenne comme une communauté unifiée, il masque les véritables ennemis de la région, à savoir l’hégémonie européenne et la domination occidentale.
Les grandes « solutions » techniques telles que Desertec tendent à présenter le changement climatique comme un problème partagé, sans contexte politique ou socio-économique. Cette perspective oblitère les responsabilités historiques de l’Occident industrialisé, les problèmes liés au modèle capitaliste d’utilisation de l’énergie, ainsi que les différences de vulnérabilité entre les pays du Nord et ceux du Sud. (...)
Les tensions entre la Fondation et l’Initiative industrielle Desertec culminent avec leur divorce en juillet 2013. La Fondation préfère se distancier de la mauvaise gestion et du manque de direction du consortium industriel. Suite à ces développements, Dii s’est réduit à peau de chagrin, passant de 17 partenaires à seulement trois fin 2014 (l’entreprise allemande RWE, la saoudienne Acwa Power et la chinoise State Grid.)
Pour certains, ce déclin du consortium industriel marque la fin du projet Desertec. Pourtant, la vision portée par le concept Desertec reste d’actualité avec des projets en Tunisie, au Maroc et en Algérie. En dépit des idéaux déclarés d’approvisionner l’Afrique en électricité, la fondation Desertec soutient le projet Tunur en Tunisie. Il s’agit d’un partenariat commercial entre Nur Energy, un promoteur de projets solaires britannique, et un groupe d’investisseurs tunisiens et maltais actifs dans le secteur du pétrole et du gaz. Tunur est explicitement présenté comme un grand projet d’exportation d’électricité solaire reliant le Sahara à l’Europe, qui devrait commencer à fournir de l’électricité aux consommateurs européens en 2018. Alors que la Tunisie dépend de sa voisine l’Algérie pour l’énergie et qu’elle fait face à des coupures d’électricité de plus en plus fréquentes, exporter plutôt que de produire pour le marché local paraît outrageux. (...)
Le gouvernement marocain, assisté de certains membres du consortium Dii, a obtenu des financements de bailleurs internationaux pour développer la plus grande centrale solaire à concentration du monde à Ouarzazate. Envisagé à l’origine comme un projet d’exportation, mais ayant échoué à obtenir le soutien financier du gouvernement espagnol pour un câble sous-marin, le projet est maintenant présenté comme un moyen pour le Maroc d’augmenter son approvisionnement en énergie renouvelable. Toutefois, le rôle des multinationales dans le projet suscite toujours des critiques. Jawad Moustakbal, membre d’Attac Maroc et du CADTM, s’inquiète du contrôle croissant exercé par les sociétés transnationales sur la production d’électricité dans son pays. Il considère que les projets comme celui de Ouarzazate sont une menace pour la souveraineté nationale dans le secteur de l’énergie propre, les décisions étant prises loin de tout processus ou consultation démocratique.
Un « développement durable » sans les communautés locales
Il est absurde de présumer que la libéralisation économique et le « développement » conduisent nécessairement à la prospérité, à la stabilité et à la démocratie, comme si le néolibéralisme et l’agenda de l’Occident n’avaient rien à voir avec les soulèvements arabes. Tout projet visant à produire une énergie durable doit être enraciné dans les communautés locales, destiné à répondre et à subvenir à leurs besoins, et centré sur la justice environnementale et énergétique. (...)
Voilà où pèche l’initiative Desertec. Le projet implique très peu d’acteurs du Sud de la Méditerranée, et ces derniers sont majoritairement des institutions publiques et des autorités gouvernementales, non les communautés locales qui auraient été affectées. (...)
Au lieu de permettre un « développement » et une émancipation des gouvernements répressifs, les grandes centrales solaires, par nature centralisées, sont une source idéale de revenus pour des régimes corrompus et autoritaires (comme en Algérie, en Égypte et au Maroc) et pourraient donc contribuer à leur maintien au pouvoir. Pour illustrer ce risque, prenons l’exemple de l’Algérie.
Le pétrole et le gaz constituent une source de revenus pour le régime algérien depuis des décennies. Ces revenus sont utilisés pour acheter la paix sociale et conserver sa mainmise sur le pouvoir. (...)
Les partisans de projets d’exportation d’énergie propre apparemment inoffensifs comme Desertec doivent s’assurer qu’ils ne soutiennent pas une nouvelle vague d’« accaparement des sources d’énergie renouvelable ». Après le pétrole, le gaz (y compris les non conventionnels), l’or, les diamants et le coton, l’énergie solaire servira-t-elle à son tour à maintenir la domination impérialiste de l’Occident sur le reste de la planète ? Au lieu d’adopter de tels projets gargantuesques, nous devons plutôt soutenir des projets décentralisés à petite échelle qui seront gérés et contrôlés démocratiquement par les communautés locales et qui promeuvent l’autonomie énergétique. Si nous ne voulons pas reproduire la tragédie des énergies fossiles, nous devons proclamer : « Laissez la lumière du soleil aux peuples du désert ! »