
C’est l’une des rares coopératives de transports collectifs : en Uruguay, des chauffeurs de bus ont récupéré leur société d’autocars urbains, abandonnée par leurs patrons. Et ça fonctionne ! Des profits sont générés, des emplois sont créés, et les salaires augmentés. De nouvelles lignes de bus sont même ouvertes, malgré l’acharnement des grands patrons des sociétés privées et d’élus hostiles à la coopérative. Les usagers, eux, ont gagné la préservation de « tarifs populaires » accessibles, l’ouverture d’un centre culturel et d’une radio de quartier.
L’histoire d’ABC Coop débute en septembre 2001, quand les premiers signes de la crise économique argentine se répercutent dans le pays voisin. Les propriétaires de l’entreprise, endettés, décident d’abandonner celle-ci, purement et simplement. L’Uruguay entre en récession. Sur la rive d’en face, de l’autre coté du Rio de la Plata, les travailleurs argentins entreprennent la récupération d’entreprises abandonnées par les patrons, pour reprendre la production. Les autocaristes d’ABC décident de les imiter. Devant le risque de perdre leur emploi, ils organisent des assemblées pour débattre de leur avenir et décident d’assumer la gestion de leur entreprise. (...)
Des trajets de bus au « tarif populaire »
Cette même année, sous l’égide du ministère du Travail, un accord est conclu avec le patron qui prévoit la cession, jusqu’en 2006, de trois véhicules et des installations de l’entreprise. Ceci en compensation des salaires impayés. Ce ne fut pas facile : cet accord pouvait créer un précédent. « Nous représentions un risque imminent pour les intérêts du patronat car nous pouvions être un exemple pour les autres travailleurs en montrant que nous pouvions mieux gérer l’entreprise. Pour cette raison, il était nécessaire de nous éliminer », explique Luis Rivas.
Si dans un premier temps, l’affrontement a lieu avec l’ancien propriétaire, après 2001 la coopérative doit livrer une bataille féroce avec les autres entreprises de transport de la ville. En défendant et en appliquant un « tarif populaire », ABC Coop s’oppose systématiquement à toute augmentation de tarifs, préjudiciable pour la population de Colonia. Comme ces tarifs dépendent d’une décision consensuelle prise entre les différentes parties – le service de la mairie et les entreprises –, ABC Coop bloque toute possibilité d’augmentation depuis des années.
Entraves du capitalisme de connivence (...)
En 2009, avec l’appui de la Banque de développement du Venezuela (BanDes), ABC Coop acquiert un nouveau véhicule et sollicite l’attribution de la ligne du quartier El General. Mais la principale entreprise concurrente, sous une autre dénomination, obtient le marché, alors qu’elle ne propose pourtant aucune amélioration de service. Depuis, ABC Coop ne cesse de dénoncer le favoritisme illicite de la municipalité en faveur de Sol Antigua, et continue de revendiquer l’attribution de cette ligne. La même situation se répète en 2012, quand ABC Coop postule auprès du département lors de l’attribution de la ligne inter-cités reliant les villes de Carmelo et Colonia, distantes de 80 kilomètres. Bien que seule entreprise à se présenter, ABC Coop est récusée sans aucun motif recevable.
Des lignes de bus au nom de révolutions (...)
Comment fonctionne la coopérative de transport ? Tous les samedis, les travailleurs se réunissent en assemblée générale pour débattre collectivement du fonctionnement de l’entreprise. Tous les aspects de la vie de l’entreprise sont débattus : horaires de service, maintenance des véhicules, gestion des fonds, organisation des repas... Désignés par vote, les postes de direction et de secrétariat de la coopérative sont révocables à chaque assemblée. En cela, ABC Coop se distingue des autres coopératives de transport de l’Uruguay, généralement gérées par un conseil directeur qui ne se réunit pas plus d’une fois par an avec les employés, pour les informer de la situation de l’entreprise. (...)
Une réussite économique et sociale
Contre tous les pronostics, ABC Coop est parvenu à relever le défi économique. Sous gestion ouvrière, elle a pu rembourser les dettes laissées par le patron à la mairie et régler les cotisations dues à la Banque de Protection sociale. La coopérative a augmenté les salaires, qui se situent aujourd’hui à 50 % au-dessus de la moyenne nationale, et à créer de nouveaux postes de travail, en passant de 9 salariés à 15, en 2013. En période de crise économique, ABC Cooperativa continue à investir et à créer des emplois.
Comme il n’existe pas de syndicat d’autocaristes à Colonia, les travailleurs d’ABC ont sollicité l’aide de l’Union nationale des travailleurs du transport (Unott) et de deux coopératives d’omnibus de Montevideo, pour acquérir de nouveaux véhicules à un coût moindre. Cette solidarité a pris fin quand ABC Cooperativa a été expulsée de la centrale syndicale unique (PIT-CNT) pour avoir critiqué la politique gouvernementale soutenue par la centrale syndicale. (...)
Le transport collectif représente un marché énorme dans toute l’Amérique latine, qui reste essentiellement contrôlé par les entreprises du secteur privé. Il génère des profits élevés et une grande corruption, avec l’assentiment des pouvoirs publics. Ce secteur, constitué en puissant lobby, exerce une influence énorme dans la vie sociale et politique à tous les échelons. Dans le sous-continent, le secteur coopératif y détient une part infime. En Uruguay, il n’existe que deux autres entreprises récupérées de transport collectif, à Montevideo (Raincoop et Copay).