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le Monde Diplomatique
Des produits chinois frelatés pour l’Afrique
Article mis en ligne le 12 août 2017

Ce champ de tomates de 35 mu (2,3 hectares) se situe dans les environs de Wusu, une ville du nord du Xinjiang, en Chine, à mi-chemin entre la capitale provinciale, Urumqi, et le Kazakhstan. Parmi une centaine de cueilleurs, dont une majorité de migrants du Sichuan et quelques Ouïgours, une jeune fille de 14 ans lève son hachoir au-dessus de sa tête, puis, d’un coup sec, sectionne un pied chargé de fruits mûrs. À ses côtés, un travailleur ramasse la plante feuillue et la secoue vigoureusement. Les tomates tombent au sol avec un petit bruit sourd. Peu à peu, des lignes rouge et vert se dessinent dans le champ. Régulièrement, des femmes et des hommes s’accroupissent et remplissent de grands sacs de toile plastifiée. Aucun n’est salarié ; pour chaque sac de 25 kilos, chacun reçoit 2,2 yuans, l’équivalent de 30 centimes d’euro, soit un peu plus de 1 centime le kilo. « Ma femme et moi, nous arrivons à récolter ensemble jusqu’à 170 sacs par jour », estime un travailleur. Soit 25 euros par personne : dix fois plus qu’à l’aube des années 2000. Mais les cueilleurs se trouvent désormais en concurrence avec des machines importées d’Italie.

(...) Cofco — pour China National Cereals, Oils and Foodstuffs Corporation (Société nationale chinoise de céréales, oléagineux et produits alimentaires) — est la première entreprise de transformation de tomates de Chine. Elle figure au palmarès des cinq cents multinationales les plus puissantes de la planète dressé par le magazine américain Fortune. Ce conglomérat rassemble nombre d’entités créées du temps de Mao Zedong, quand Cofco était la seule société d’État habilitée à importer et exporter des denrées agricoles. Sa filiale Tunhe, spécialisée dans le sucre et la tomate d’industrie, détient quinze usines de transformation de tomates, dont onze au Xinjiang. Les barils de concentré qui sortent des ateliers seront achetés par des géants de l’agroalimentaire nommés Kraft Heinz, Unilever, Nestlé, Kagome, Del Monte, PepsiCo ou encore le groupe américain McCormick, numéro un mondial des épices. (...)

À en croire les étiquettes, les conserves produites dans cette usine ne contiennent que deux ingrédients : des tomates et du sel. L’indication est mensongère. Dans la zone de l’usine où l’on pompe le contenu des grands barils se trouvent également les mélangeurs permettant de couper le concentré avec des additifs tels que la fibre de soja, l’amidon ou le dextrose. Pour visiter cette salle interdite d’accès par M. Ma, il faut se dérober à sa vigilance. On surprend alors un ouvrier, surélevé sur la plate-forme d’un pétrin, en train de vider dans la pâte rouge de grands sacs de poudre blanche. Rincée d’un filet d’eau, la poudre devient pâte. Dans la même salle, à quelques mètres de là, quatre ouvriers masqués et gantés manipulent de gros bidons emplis d’une mixture opaque de couleur orange. Il s’agit de colorants injectés dans le circuit d’alimentation. Eux non plus ne figureront pas sur l’étiquette. « Nous avons reçu toutes les certifications indispensables pour une entreprise de production alimentaire, à commencer par l’ISO 22000, obligatoire pour les entreprises d’exportation », fait savoir M. Ma dans son bureau. Dans la zone d’expédition, on remplit les conteneurs de cartons rouges. Un plomb numéroté ferme la « boîte » : en route pour l’Afrique.

Techiman, dans la région de Brong Ahafo, au Ghana, compte des centaines de paysans qui cultivent la tomate. Arrivée en Afrique durant la colonisation, celle-ci entre désormais dans la composition de nombreux plats populaires ghanéens et représente 38 % des dépenses de légumes de la population. Le Ghana compte 90 000 petits producteurs. Officiellement, en 2014, la production de tomates fraîches était de 366 772 tonnes. Mais, sur les marchés de Techiman et de ses environs, elles se vendent mal. En revanche, les boîtes de concentré made in China à bas prix s’arrachent.

Depuis vingt ans, les importations de concentré ne cessent d’augmenter en Afrique. (...)

À lui seul, le Ghana a importé 11 % du concentré produit en Chine en 2014 et le Nigeria, 14 %. Mais encore faut-il s’entendre sur les mots. Car le produit destiné à l’exportation vers l’Afrique est un concentré coupé, une marchandise de seconde zone. Lors de l’édition 2016 du Salon international de l’alimentation (SIAL), à Paris, où les plus grandes conserveries chinoises tiennent un stand, nous nous faisons passer pour un acheteur potentiel afin de nous renseigner sur les prix. On nous propose aussitôt une grille tarifaire permettant de choisir le pourcentage réel de concentré que contiennent les boîtes. En effet, si les conserves destinées à l’Afrique indiquent en général « double concentré de tomate », elles ne contiennent en moyenne que 45 % de concentré, pour 55 % d’additifs et de colorants. « Sur le marché africain, la plupart des conserveries chinoises exportent des produits coupés, sans que l’étiquette l’indique », nous confirme depuis Parme M. Armando Gandolfi, le numéro un mondial du courtage de concentré de tomate.

Produit contrefait, coûts divisés, triomphe commercial (...)

Au début des années 1960, le pays s’est doté de deux usines de transformation pour ne plus gaspiller les surplus de tomates qui pourrissaient lors de la saison des pluies. Puis, le 24 février 1966, un coup d’État militaire soutenu par la Central Intelligence Agency (CIA) renverse le président socialiste et ouvre une longue période d’instabilité. Celle-ci durera jusqu’en 1979, date de l’arrivée au pouvoir, par un autre coup d’État militaire, du libéral Jerry Rawlings. Avec l’appui des institutions financières internationales, ce dernier fait du Ghana un modèle africain d’État néolibéral. Les deux usines de transformation ferment à la fin de la décennie 1980, à la suite des réformes structurelles voulues par le Fonds monétaire international. Ce sont aujourd’hui des montagnes de rouille. (...)

Nul ou presque ne peut vivre au Ghana sans voir quotidiennement les immenses panneaux promouvant les grandes marques de concentré distribuées dans le pays. Watanmal communique aussi par l’intermédiaire du Gino Celebrate Life Fund, une fondation caritative. Au Nigeria, où, après plus de dix ans de présence, la marque domine le marché aux dépens des producteurs de tomates locaux, la fondation se voue à l’« amélioration de la vie » ; elle finance des opérations de la cataracte. « Merci Gino, je peux prendre soin de ma famille maintenant », clame un bénéficiaire de l’opération dans une vidéo promotionnelle, avant d’être relayé par un second : « Que Dieu bénisse Gino ! »