
La prise de pouvoir des fondamentalistes menaçait en premier lieu tout un pan éduqué de la société afghane, désireux de progrès. Certain·e·s ont pu se réfugier au Tadjikistan voisin. Témoignages.
Douchanbé (Tadjikistan).– Au bout de quelques minutes de discussion, le jeune homme ne retient plus ses larmes. « Je n’arrive plus à différencier les jours des nuits, j’ai un mal de crâne terrible, je stresse en permanence », souffle Hasibullah Ahmadi, 26 ans.
Une heure auparavant, nous le croisons sur un trottoir de Douchanbé, l’assourdissante et chaotique capitale tadjike, perpétuellement en travaux. Il nous semble perdu, l’air groggy, tentant de héler un taxi. On lui demande s’il est afghan, il l’est. Dans le véhicule qui file vers Vahdat, 25 km à l’est de Douchanbé, le regard hagard, il nous confie être un journaliste originaire de Kaboul.
« Je travaillais dans une radio locale quand les talibans m’ont contacté et demandé de coopérer avec eux, il y a quelques mois, raconte-t-il. Ils voulaient contrôler nos programmes. J’ai changé mon numéro et continué mon travail, mais un jour, une voiture a bloqué mon taxi et des hommes m’ont demandé de monter avec eux. Ils m’ont reproché de ne pas faire ce qu’ils m’avaient demandé, avant de me menacer de me tuer. J’étais terrifié et je leur ai demandé une dernière chance. »
Peur pour ceux restés au pays
Parmi ses proches et son encadrement, c’est la panique. Finalement, avec l’aide du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, il parvient à rejoindre le Tadjikistan frontalier (...)
« Je voulais que ma famille vienne avec moi mais avec la fermeture des ambassades et les prix délirants des visas au marché noir, c’était devenu impossible », dit-il, les yeux humides. Il se sent terriblement seul, coupé des siens. Il erre dans les rues tadjikes, à son tour terrifié pour ceux restés en Afghanistan. « Les talibans continuent à chercher mes proches, alors ils se terrent chez eux, ne sortent plus. Je ne sais pas quoi faire. Ma tante aux États-Unis dit qu’elle va essayer de tous nous faire émigrer là-bas. » (...)
Cette crainte pour la famille restée au pays ronge également Lima Ahdi, 25 ans, elle aussi journaliste, la profession sans doute la plus en danger en Afghanistan, surtout en cas de collaboration avec un média étranger. Lima travaillait pour Radio Liberty – bien connue dans l’espace post-soviétique –, qui est financée par le Congrès états-unien.
Autre élément aggravant pour la jeune femme, originaire de la province de Wardak : elle est d’ethnie pachtoune, comme la majorité des talibans. « Au début de l’année, ils ont commencé à appeler chez nous, à demander où j’étais, se souvient-elle. Ils disaient à mes parents : “Votre fille est pachtoune, comment peut-elle travailler pour les Américains ?” J’ai moi-même reçu des appels anonymes, ils disaient qu’ils allaient venir me prendre, me faire vivre l’enfer. » (...)
Aidée par ses supérieurs, Lima part se cacher seule quatre mois à l’hôtel à Kaboul, puis deux mois sous protection. Les talibans progressent ; on lui conseille de quitter le pays. Elle atterrit au Tadjikistan fin juillet, juste avant la chute de Kaboul. Désormais en sécurité, elle vit une expérience nouvelle et déstabilisante : « C’est extrêmement étrange et assez difficile pour moi de vivre seule, je l’avoue. C’est la première fois ! Dans notre société traditionnelle, les femmes vivent en famille, puis avec leur mari, jamais seules comme moi. »
À Douchanbé, elle ne peut plus travailler et reçoit un peu d’aide de sa famille. Elle craint pour ses proches (...)
Les femmes ont dû se précipiter au centre-ville acheter des burqas, un vêtement quasiment oublié depuis 20 ans.
« Il n’y a presque plus de femmes dans les rues, quand les talibans en voient dehors, ils crient et jurent : “Que fais-tu là ? Rentre chez toi, ou sors uniquement avec un homme !” », assure la jeune femme. La mère de Lima est institutrice. Elle était respectée, « maintenant elle n’est plus rien ». « S’ils s’en prennent à ma famille à cause de moi, je devrais y retourner et me rendre. »
Les femmes en première ligne
Née en 1996, elle fait partie de cette jeunesse afghane qui a grandi en ville dans un Afghanistan « sans talibans ». Les nouveaux maîtres de Kaboul prétendent avoir changé, mais les témoignages disent autre chose. « Ils sont en train de tout effacer », assène la journaliste. (...)
La situation est la même pour la championne d’Afghanistan de taekwondo et activiste féministe Fereshteh Hosseini. À 23 ans seulement, elle apprend par les services de renseignement afghans, en début d’année, qu’elle figure elle aussi sur la liste des personnes ciblées. « J’avais l’habitude d’être menacée, je n’y prêtais pas attention car je voulais aider mon pays », dit-elle dans la capitale tadjike, où elle est arrivée en juillet. (...)
Sa famille a déjà connu l’horreur. « Juste avant ma naissance, mon père et mon frère ont été tués par les talibans lors de leur précédent règne. Je ne voulais pas que ma mère revive ce chagrin. » Après un premier passage en Ouzbékistan, puis un passage à Kaboul en juin, elle décide, après avoir été attaquée dans la rue, de partir avec sa mère au Tadjikistan.
« J’ai peur pour l’avenir. Les talibans sont des illettrés pour la plupart, ils ne comprennent rien au monde actuel, dans lequel les femmes doivent avoir toute leur place. S’ils veulent un État stable, ils vont devoir laisser les gens vivre leur vie comme avant, laisser les femmes s’épanouir et travailler. »
Minorités en danger
Outre la détestation de la classe éduquée afghane, les talibans s’en prennent à ceux qui n’appartiennent pas à leur ethnie. (...)
À l’image des autres républiques post-soviétiques, le Tadjikistan (10 millions d’habitants) n’a jamais été particulièrement ouvert aux migrants. Après la chute de Kaboul, il n’a pas réellement ouvert ses frontières aux Afghans en fuite. Pour l’instant, des rapports évoquent tout juste quelques centaines d’entre eux, passés de l’autre côté à temps, et vivant dans des tentes près de la frontière terrestre afghane – il est vrai contrôlée côté afghan par les talibans.
Mais cela pourrait changer prochainement. La population tadjike, un peuple perse, est majoritairement en faveur de l’accueil de leurs amis afghans (dont beaucoup sont des Tadjiks ethniques). L’Afghanistan avait accueilli des Tadjiks pendant la guerre civile tadjike. Surtout, les deux peuples sont proches et se comprennent : le tadjik et le dari afghan, deux dialectes du persan, sont très similaires. (...)
L’intégration n’est cependant pas aisée. Le travail se fait rare. Pire, les réfugiés afghans ne peuvent pas habiter à Douchanbé, à cause d’une loi de 2005 ; ils se rabattent donc sur Vahdat, à une grosse demi-heure en voiture. « On ressent encore de la méfiance à notre égard, témoigne Reza, le journaliste. Mais nous sommes très reconnaissants au Tadjikistan de nous avoir ouvert ses portes et globalement, les rapports avec les Tadjiks sont bons. » Un avis partagé par Jahwad, qui vient de recevoir sa carte de réfugié. (...)
ils voient tous le Tadjikistan comme une étape dans un exil plus lointain. La plupart pensent au Canada, où beaucoup d’Afghans ont au moins un proche, et où la communauté afghane est importante.