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France inter
"Désemparée", un texte inédit de Barbara Cassin
Article mis en ligne le 11 juin 2020

La philosophe, philologue et académicienne Barbara Cassin célèbre les mots avec Augustin Trapenard dans Boomerang et nous livre un texte engagé, sur fond de pandémie mondiale.

Ce texte n’est ni un texte de colère ni un texte de protestation. C’est pire : je suis désemparée.

Il y a de quoi pourtant être en colère. Côté histoire lourde, entre le meurtre de George Floyd et celui d’Adama Traore, quelles que soient les différences dans les racismes ordinaires, il y a de quoi s’indigner. Côté petite histoire, aucun démocrate ne peut digérer les volte-face officielles sur les masques et les tests. Entre pénurie et mensonge, nous sommes un nouveau genre de nation du tiers-monde, sauvée par le bricolage et l’héroïsme, dont celui des invisibles. Le virus vient de rendre cela parfaitement clair. (...)

Le virus de la covid est darwinien : il tue de préférence les pauvres et les vieux. Il met en visibilité et il accroît les inégalités économiques et sociales. De quels enfants de Seine Saint-Denis a-t-on perdu la trace ? Qui a faim en bas de chez nous ? Où meurt-on « le plus » dans le monde ?

Bien sûr que ça ne doit pas recommencer comme avant. (...)

D’abord, c’est vrai, je n’ai plus confiance. Un exemple à ma portée : nous allons consacrer enfin à la recherche le même pourcentage du PIB qu’en Allemagne ! Oui, mais ne regardez pas comment on compte, car le crédit impôt-recherche ressemble à un jeu comptable donné aux entreprises par les entreprises pour les entreprises ; les chercheurs, syndiqués ou non, savent que cela ne concerne pas leur / la recherche. A présent, nous allons remettre à plat l’hôpital après l’avoir défait, récompenser sa résilience, ouf ! Faites donc voir autre chose que des tarifications, des files actives et des primes. Commençons par arrêter de tricher, s’il vous plaît ! Je commencerais peut-être à être moins désemparée. (...)

Si je suis à ce point désemparée, c’est parce que je ne comprends pas ce qui arrive aux hommes, au genre humain. Pour le dire comme je le pense :

Je ne comprends pas pourquoi nous sommes devenus si cons.

Comme le disait il y a vingt ans un Président du CNRS : "On va dans le mur, mais on a allumé les phares !" Nous savons tous (Trump inclus, dont les terrains de golf vont s’enfoncer dans la mer de Floride s’il ne parvient pas à les vendre avant), nous savons tous que le dérèglement climatique est devant nous avec des conséquences terrifiantes. Ces conséquences, nous les expérimentons chaque jour. Il y a deux jours, c’était la fonte du permafrost et l’effondrement des réservoirs de diesel à Norilsk en Sibérie - 20 degrés au Pôle, avec possible libération de virus inconnus, comme c’est exotique !

Mais nous savons tous aussi qu’avec le confinement les émissions de gaz à effet de serre ont baissé de manière "spectaculaire" (dixit Le Monde, 30% ai-je cru lire). Cette expérience mondiale involontaire est une réussite à laquelle personne ne s’attendait. Inimaginable ! On n’y croyait pas et pourtant on peut. (...)

Je veux bien croire que tout est verrouillé avec le « capitalisme néo-libéral », mais comment ? Il suffit d’y croire. Et si personne ne m’explique assez clairement ? Et si je n’y crois plus ? Et si plus personne n’y croit ? Y a-t-il des gendarmes qui ne soient pas des voleurs ? Suffit-il d’inscrire sur le dollar « In God we trust » ? Et qu’est-ce qu’on va mettre sur l’euro ?

Désemparée, je vous dis.