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Revue Radical
Dilemmes moraux et promesses non tenues. Panorama historico-philosophique du mouvement non violent
Domenico Losurdo Philosophe et historien à l’Université d’Urbino. Il a récemment publié Contre-histoire du libéralisme aux éditions La Découverte.
Article mis en ligne le 19 septembre 2013
dernière modification le 15 septembre 2013

Guerre, révolution et le « sérieux du négatif »1

Une atmosphère de fête marqua l’éclatement de la Première Guerre mondiale, en particulier en Allemagne. Des photos d’époque montrent de jeunes gens pressés de s’engager avec l’enthousiasme généralement réservé aux rendez-vous galants. L’attrait de cette « grande et magnifique guerre », selon les mots de Max Weber, fut également ressenti par les intellectuels dominants et de larges couches de la population. (...)

Gandhi : entre non-violence et loyauté à l’Empire

Les partisans actuels de la non-violence s’inspirent de Gandhi plus que de n’importe qui d’autre, il vaut donc la peine de mettre l’accent sur lui à présent.

De son vivant, le leader du mouvement d’indépendance indien dut faire face à trois grandes guerres. (...)

bien que le rôle de Gandhi se limitait au soutien sans directement prendre les armes, dans le même temps il remarqua fièrement qu’une « splendide et nombreuse division d’environ onze mille Indiens [avait] quitté Durban pour le front » afin d’aider l’armée britannique qui souffrit, au moins dans la phase initiale de la guerre, de « revers à répétition »20.

Il est difficile de concevoir une telle attitude comme un modèle de non-violence ! Plus fort encore, Gandhi exprima de l’admiration non seulement pour les qualités militaires des Anglais, « qui se battaient vaillamment sur le champ de bataille », mais également pour celles de l’ennemi (...)

Un autre geste dans le domaine de la realpolitik, plus décisif, prit place au centre de la scène. Le legs de Gandhi en tant que champion de la non-violence a été repris dorénavant par le quatorzième dalaï-lama, ainsi que le prouve une campagne multimédia incessante. Ainsi, dans sa lutte pour l’indépendance ou la semi-indépendance du Tibet, il déclare non seulement qu’il désire adhérer au principe de la nature sacrée de la vie, mais il fait également un usage explicite de concepts gandhiens, par exemple lorsqu’il suggère de transformer le Tibet « en une zone d’Ahimsa, un terme hindi signifiant un état de paix et de non-violence »60. Cette déclaration fut faite devant le Comité des droits de l’Homme du Congrès américain en 1987, et deux ans plus tard le quatorzième dalaï-lama reçut le prix Nobel de la paix. La reconnaissance que Gandhi ne reçut jamais a déjà été remportée par son héritier présumé.

Or quelle est la véritable histoire ? (...)

En plus de l’embargo brutal imposé par Washington et la persistance des opérations de sabotage ou de terrorisme lancées depuis Taïwan, la révolte tibétaine faisait partie de la stratégie de la CIA pour « forcer Mao à détourner ses ressources déjà minces » et pour provoquer l’effondrement de la République populaire de Chine. Bien que leur objectif principal ne fût pas atteint, la Chine fut quand même affaiblie. En outre, les États-Unis « bénéficièrent des renseignements glanés par les forces de résistance [tibétaines] ». D’autre part, la CIA et l’armée américaine purent expérimenter « de nouveaux types d’équipements – avions et parachutes, par exemple » et « de nouvelles techniques de communication », ainsi qu’accumuler une expérience précieuse. En conséquence, « les leçons apprises au Tibet » purent être mises en pratique « dans des endroits comme le Laos ou le Vietnam »68. Ainsi, loin d’adhérer à la non-violence, la lutte inspirée par le dalaï-lama ou, en tout cas, menée en son nom servit de répétition générale pour une des guerres les plus barbares du xxe siècle. (...)

Le trait principal qui émerge du panorama historique et philosophique que nous avons exposé brièvement est le caractère extrêmement vague du concept de non-violence. Est-il synonyme d’un appel aux nations au désarmement complet et au démantèlement des armées et forces de police ? Un appel à la non-violence a peu d’intérêt à moins d’attaquer les organismes d’État habilités à utiliser la violence. Cependant, même si ceux-ci sont visés, l’appel n’est en fait rien moins qu’une invitation à chaque nation à abandonner son statut d’État-nation. La définition classique de Weber d’un État comme l’entité possédant le monopole de l’usage légitime de la force physique est bien connue. Cependant, la difficulté n’est pas surmontée si la condamnation de la violence est limitée aux guerres entre nations et aux armées qui y participent ; nous avons vu comment les figures majeures et les groupes de l’American Peace Society considéraient la guerre de Sécession comme une simple opération de police. D’un autre côté, les guerres coloniales ont souvent été présentées comme des opérations de police internationales au cours de l’histoire, et les guerres lancées par les États-Unis afin de maintenir leur empire global perpétuent cette tradition. Sans aucun doute ont-ils encore plus besoin de ce camouflage idéologique.

Les défenseurs actuels les plus célèbres de la cause de la non-violence sont membres ou associés à des groupes de gauche. Devons-nous par conséquent demander à Cuba de démanteler son armée ? Ce serait accorder la victoire à la violence infligée dans le passé pendant l’invasion de la baie des Cochons et toujours à l’œuvre actuellement, non seulement via des tentatives sporadiques de terrorisme, mais surtout par un embargo économique mortel et une pression militaire menaçante. Cette pression est déjà une forme de guerre (...)

La religion de la non-violence parvient-elle au moins à limiter la violence dans les mouvements d’émancipation, si elle n’y parvient pas dans le cas de la violence impérialiste et réactionnaire ? La réponse est non. Nous avons vu comment des figures et des groupes importants de l’American Peace Society ont sauvegardé leur bonne conscience « non violente » au milieu du xixe siècle en criminalisant les indiens rebelles et en déshumanisant les participants à la guerre de Sécession. Cette dialectique, où la condamnation inconditionnelle de la violence a pour effet final de l’amplifier et de l’empirer, était également évidente tout au long du xxe siècle. Il vaut la peine de noter que les actuels slogans ont repris les illusions les plus vigoureuses du mouvement communiste, lequel a promis pendant si longtemps une société où toute forme de violence et de pouvoir disparaîtrait après une phase transitoire de dictature et où la « transformation du pouvoir en amour » arriverait, pour citer la formulation déjà évoquée du jeune Bloch. Cependant, cette vision, qui qualifie de bourgeois un projet de constitution (en supposant la permanence de l’État et donc aussi de la violence et du pouvoir) et dévalue toute idée de limitation du pouvoir, a joué un tel rôle destructeur en Russie soviétique et dans le « camp socialiste » qu’elle élargit et au final exacerba à la fois l’état d’exception et la violence78 en son sein.

En plus de réaffirmer le droit d’un peuple opprimé à faire un choix autonome quant aux méthodes de sa lutte pour l’émancipation, se défaire de l’attente messianique de la disparition de toute forme de violence physique constitue une condition préalable à l’instauration d’une limite efficace à la violence et au pouvoir.