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Rue 89
Dominique Méda : « Il faut de nouveau réduire le temps de travail »
Article mis en ligne le 3 octobre 2013
dernière modification le 25 septembre 2013

La croissance faible, une bonne nouvelle ? Pour Dominique Méda, sociologue, c’est le moment de s’en libérer pour bâtir une société plus respectueuse de l’humain.

Nous sommes prisonniers de la croyance en la croissance. Elle est dans les têtes. Nos indicateurs sont tous pointés vers cet objectif. Notre système économique et social est entièrement organisé autour d’elle. Et pourtant, ne serait-ce que pour sauver la planète, il faut sortir de la logique de la croissance.

C’est la thèse que défend la sociologue et philosophe « gorzienne » Dominique Méda, professeure à l’université Paris-Dauphine, dans son dernier essai, «  La Mystique de la Croissance » (Flammarion, 2013). Entretien. (...)

"Pour qu’il y ait du changement dans les têtes, il faut que de grands économistes, très réputés, disent autre chose que leurs collègues. Ce qui a été le cas avec le texte de Robert Gordon [qui a prédit une croissance moyenne de 0,5% à l’horizon 2050-2100, ndlr]. D’autres économistes hétérodoxes l’avaient dit avant lui, mais on ne les écoute pas. Je pense à Jean Gadrey, par exemple. Là, c’est Gordon qui parle, alors de plus en plus d’économistes s’accordent à penser que la croissance ne reviendra pas ou que les taux de croissance seront durablement faibles.

Certes, le changement n’est pas complet : de nombreux économistes continuent de penser qu’on peut retrouver de la croissance, notamment en investissant dans la recherche et l’éducation. Mais la doxa selon laquelle il faut absolument plus de croissance et que c’est possible se fissure : les positions sont plus variées. L’idée de la contrainte environnementale a fait son chemin, l’air de rien. De plus en plus d’économistes acceptent qu’elle constitue une limite objective." (...)

De nombreuses initiatives avaient été prises : le Grenelle de l’environnement, la commission Stiglitz, mais aussi, au niveau européen, le manifeste de la Spring Alliance, et puis au Bureau international du travail (BIT) le rapport sur les emplois verts... De nombreux chantiers ont été ouverts.

Et puis tout à coup, la porte se referme. On arrête de vouloir réguler la finance : on considère que cela a été plus ou moins réglé. On ne fera pas les grandes réformes sur lesquelles on avait commencé à réfléchir. La porte se referme, comme elle s’était refermée dans les années 70, au cours desquelles on avait commencé à réfléchir aussi à notre modèle économique. (...)

Ce serait essentiel d’avoir de nouveaux indicateurs pour nous guider. La question de l’indicateur est centrale. Mais il faut engager d’autres chantiers : l’encadrement de la croissance, par exemple, dans des normes environnementales et sociales, si l’on peut au niveau mondial.

Il faudrait donner de nouveaux pouvoirs au Bureau international du travail, des pouvoirs au moins équivalents à ceux de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), pour éviter que les productions les plus sales ou les plus dégradantes pour les travailleurs aillent toujours dans les même pays et que ne s’intensifie le dumping social..

Et puis, évidemment, commencer à engager un vaste programme d’investissement dans la rénovation thermique, le développement des modes de transports collectifs, le verdissement des processus industriels, l’agro-écologie, etc. Une telle transition a été chiffrée à 300 milliards d’euros par an pour l’Union européenne (UE). Ce sont des sommes énormes, qui supposent qu’on imagine des financements nouveaux : il faut créer des fonds européens, et pour cela changer les règles de l’UE (y compris, probablement, celles qui régissent la Banque centrale européenne). (...)

il faut se garder de faire de la « croissance verte » au prix d’une marchandisation généralisée de la nature. On voit bien que des tas d’entreprises se préparent à ouvrir de nouveaux chantiers de « croissance verte » pour marchandiser des pans entiers de savoirs, de connaissances, de nature... N’allons pas jusque-là. (...)

La bonne nouvelle, c’est que la situation actuelle nous oblige à nous arrêter et nous poser les bonnes questions : si jamais la croissance ne revient pas, que fait-on ? C’est un moment un peu salvateur. La croissance permet, par exemple, d’éviter la question de la redistribution : quand le gâteau s’élargit, tout le monde en profite un peu. Si le gâteau ne grossit plus, comment faut-il le redécouper ?

Par ailleurs, la croissance a un impact sur les émissions de gaz à effet de serre. Si l’on accorde foi à ce que les différents rapports sur les changements climatiques nous disent, ceux du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ou d’autres, la situation est effrayante : on a une capacité d’aveuglement incroyable. (...)

La société grecque décrite par les philosophes présentait des défauts rédhibitoires – les esclaves, le sort des femmes – mais elle a inventé des choses fantastiques, comme la démocratie, le sens de la mesure. Les modernes ont porté au plus haut la promotion de la raison, de l’individu, du progrès mais en oubliant d’y mettre des limites

Aujourd’hui, on peut inventer un troisième moment, en adoptant les avantages des deux mondes. Remettons un peu de mesure dans l’idée du progrès forgée au XVIIIe siècle. Je ne dis pas qu’il faut arrêter de produire, mais qu’il faut produire pour satisfaire nos besoins essentiels plutôt que pour faire du profit. Qu’il faut produire en respectant l’humain, ses conditions de travail et son environnement. Civilisons la croissance.