
L’utilisation du trafic de drogue comme outil de contre-insurrection par les gouvernements qui cherchent à mater les contestations, de l’Amérique du Nord aux Philippines, n’est plus à prouver. Dans les régions kurdes de Turquie (Bakur), le pouvoir colonial a lui aussi recours à ce levier dans le cadre de la répression qu’il mène, de longue date, contre le mouvement autonomiste, social et écologiste kurde. Après la guerre civile des années 1990 et les politiques de terre brûlée qui ont vidé des milliers de villages, la répression a pris de nouvelles formes, plus sournoises : elles visent à casser tout engagement politique de la jeunesse. Reportage dans la « capitale » du Kurdistan du Nord.
(...) « Dans une demi-heure, les forces spéciales vont installer des checkpoints à l’entrée du quartier, et cette rue sera pleine de dealers », déplore Mehmet1, militant de la jeunesse du HDP, la principale force d’opposition progressiste du pays2. Il pointe du doigt, au pied d’un poteau électrique, une pipe à eau usagée remplie d’un liquide trouble, bricolée dans une bouteille de soda. « Regarde, là et là… Les consommateurs se droguent dans la rue et la police ne fait rien. Les dealers agissent en toute impunité. » Avec un groupe de jeunes militants, nous partons à la rencontre d’un personnage influent du quartier. Il nous invite à nous asseoir dans un restaurant avoisinant. Des thés fumants sont distribués. Mais à peine a‑t-il compris que c’est un journaliste étranger qui lui pose des questions sur l’augmentation du trafic de drogue que son visage se décompose. Il bondit de son siège et sort presque en courant du restaurant, après avoir balbutié qu’il ne veut pas prendre le risque de répondre. (...)
Face à la recrudescence de l’usage de stupéfiants, et notamment de drogues dures comme le cristal — de la méthamphétamine —, le mouvement de la jeunesse du HDP a lancé à l’automne 2021 une vaste campagne de lutte contre la consommation de stupéfiants dans plusieurs grandes villes du Kurdistan. Celle-ci s’inscrit dans la continuité du paradigme politique du confédéralisme démocratique, adopté par le mouvement kurde depuis 2005. Pour faire face aux nombreux problèmes politiques et sociaux, il promeut l’autonomisation et l’autogestion quotidienne des populations vis-à-vis de l’État répressif. En organisant des activités pour les jeunes, en faisant du porte à porte et de la médiation, ces militants tentent d’enrayer un phénomène devenu endémique. (...)
Hüseyin* a grandi dans le quartier de Bağlar. Il était consommateur de drogue avant que le mouvement de la jeunesse ne l’accompagne pour l’aider à s’affranchir de son addiction. Malgré son jeune âge, son corps est maigre, son visage traversé de longues rides et marqué de cicatrices. Il témoigne : « Moi aussi, auparavant, j’étais dépendant. Mais j’ai arrêté. Ma famille était pauvre, et ça, c’était un avantage pour l’ennemi. Au début on t’habitue et une fois que tu es dépendant, on essaie de faire de toi un agent. Une fois que ton corps est habitué, ton cerveau devient comme paralysé et tu es obligé de faire tout ce qu’ils te disent. Et puis tu ne t’en rends pas compte : tu te retrouves dans un marais, prêt à disparaître à tout moment. Je suis actuellement en phase de reconstruction. J’essaie de m’en remettre. Mais c’est une période difficile. » (...)
Pour Serdar, une rupture nette s’est opérée en 2015. « Au Kurdistan, entre 2015 et 2016, pendant la période d’autodétermination3, il y a eu d’intenses affrontements. Mais avant ça, le mouvement de la jeunesse kurde luttait contre l’usage de stupéfiants, et la consommation de drogue avait pas mal diminué. Après cette phase de guerre, où l’État a vu que la jeunesse avait pu s’organiser et affronter l’armée, il a déployé des tactiques de contre-insurrection. La politique de dépendance à la drogue en fait partie. » L’expansion du trafic de drogue a lieu aussi bien dans les ruelles tortueuses de Sur — la vieille ville historique d’Amed, entourée de hautes murailles de basalte noir —, dans les quartiers populaires de Bağlar et Şehitlik, que dans les cafés chics fréquentés par les classes moyennes et aisées des quartiers de Yetmiş Beş et Dicle Kent. « Maintenant, ce trafic ne se cache plus. Les endroits où on peut trouver de la drogue sont connus de tous. Quand on regarde dans les rues d’Amed, il y a des milliers de caméras de surveillance et, le soir, il y a des centaines de véhicules de police qui rôdent dans la ville. Des centaines de points de contrôle. Que les autorités n’interviennent jamais nous prouve que ce trafic se fait sous le contrôle de l’État », poursuit Serdar. (...)
des centaines d’agents peuvent être mobilisés, parfois seulement pour encercler un groupe de quelques personnes qui lisent une déclaration en public. De plus, dans les régions kurdes de Turquie, les faits divers impliquant les forces de répression étatique dans des affaires de drogue ne manquent pas. (...)
La consommation de drogue a des effets sociaux destructeurs. (...)
Dans une société en pleine crise économique — ces derniers mois, elle a connu une inflation record tandis que le cours de la lire turque dégringolait —, les consommateurs ont souvent recours au vol ou à la prostitution pour se procurer de quoi satisfaire leur addiction. (...)
Outre la volonté de dépolitisation, les forces étatiques utilisent la consommation de drogue pour recruter massivement des informateurs parmi les usager·es : en les menaçant de les emprisonner s’ils ne livrent pas d’informations, et en les récompensant avec de l’argent ou de la drogue. Serdar détaille un processus bien rodé, qu’on retrouve dans de nombreux récits (...)
Les jeunes femmes sont la cible d’une politique spécifique, piégées et poussées à la prostitution et à la collaboration par le chantage : une arme redoutable dans une société aux mœurs encore conservatrices. (...)
Dans certains quartiers connus pour leur soutien au mouvement kurde, notamment Sur, le développement du trafic de drogue s’est intensifié en parallèle de politiques de « rénovation urbaine ». Celles-ci consistent en réalité à chasser les habitant·es et à les déplacer dans de grands immeubles situés dans des zones périurbaines, où ils s’endettent pour acheter un logement. Les liens de solidarité s’en trouvent brisés ; de quoi freiner la mobilisation politique. L’arrivée de la drogue dans leurs rues est une raison supplémentaire qui pousse les habitant·es à les quitter, malgré leur refus initial. (...)
Face au phénomène, les familles sont donc démunies. (...)
La campagne des jeunes du HDP ne se déroule pas sans difficulté. C’est que l’État fait tout pour leur mettre des bâtons dans les roues. « (...)
Depuis que la campagne autonome a démarré, la police a annoncé le lancement de sa propre opération antidrogue. Mais, pour Serdar, il ne s’agit que d’affichage médiatique. Dans les faits, on continue de laisser prospérer les trafics, ou du moins certains d’entre eux, dans la mesure où peuvent en être tirés des bénéfices politiques (...)
Malgré toutes ces entraves, les jeunes du HDP se sont organisés avec le syndicat progressiste SES de la santé publique pour proposer un soutien aux personnes souhaitant se désintoxiquer. S’il y a bien un ou deux centres de réhabilitation à Amed, c’est insuffisant. D’autant que des témoignages pointent que les patient·es y sont exposées à une propagande nationaliste. « C’est pourquoi, au lieu de travailler avec ces centres et de leur transmettre des informations, nous sommes entrés en contact avec SES, raconte encore Serdar. Ils nous fournissent des traitements médicaux pour ceux qui veulent arrêter. D’un point de vue psychologique et social, nous nous occupons d’eux personnellement, nous leur organisons des activités. » (...)
Du reste, les médias turcs contribuent, dans une forme de soft-power, à normaliser l’usage de drogues en glorifiant des figures du banditisme dans les séries télévisées, abondamment regardées par la population. Les murs d’Amed en témoignent : en quelques années, des graffitis en hommage à divers groupes mafieux ont fleuri partout dans la ville. Au plus haut sommet de l’État, la consommation s’affiche même en toute impunité. (...)