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le Monde Diplomatique
Drone et kamikaze, jeu de miroirs
Article mis en ligne le 29 octobre 2013
dernière modification le 26 octobre 2013

Le président des Etats-Unis peut-il faire assassiner un citoyen de son pays ? Telle est la question que pose l’élimination par un drone, en septembre 2011, d’Anwar Al-Awlaki, un dirigeant américain d’Al-Qaida au Yémen. L’usage de ces engins sans pilote, qui bouleverse les règles de la guerre, ne suscite pas de rejet massif dans l’opinion en Occident, alors que les attentats-suicides apparaissent comme le sommet de la barbarie

Le philosophe Walter Benjamin a réfléchi sur les drones, sur les avions radiocommandés que les penseurs militaires du milieu des années 1930 imaginaient déjà. Cet exemple lui servait à illustrer la différence entre ce qu’il appelle la « première technique », remontant à l’art de la préhistoire, et la « seconde technique », caractéristique des industries modernes. Ce qui les distinguait à ses yeux était moins l’infériorité ou l’archaïsme de l’une par rapport à l’autre que leur « différence de tendance » : « La première engageant l’homme autant que possible, la seconde le moins possible. L’exploit de la première, si l’on ose dire, est le sacrifice humain ; celui de la seconde s’annoncerait dans l’avion sans pilote dirigé à distance par ondes hertziennes (2). »

D’un côté, les techniques du sacrifice ; de l’autre, celles du jeu. D’un côté, l’engagement intégral ; de l’autre, le désengagement total. D’un côté, la singularité d’un acte vivant ; de l’autre, la reproductibilité indéfinie d’un geste mécanique : « Une fois pour toutes — ce fut la devise de la première technique (soit la faute irréparable, soit le sacrifice de la vie éternellement exemplaire). Une fois n’est rien — c’est la devise de la seconde technique (dont l’objet est de reprendre, en les variant inlassablement, ses expériences) (3). » D’un côté, le kamikaze, ou l’auteur d’attentat-suicide, qui s’abîme une fois pour toutes en une seule explosion ; de l’autre, le drone, qui lance ses missiles à répétition comme si de rien n’était. (...)

Attentats-suicides contre attentats fantômes. Cette polarité est d’abord économique. Elle oppose ceux qui possèdent le capital et la technologie à ceux qui n’ont plus, pour combattre, que leurs corps. A ces deux régimes matériels et tactiques correspondent cependant aussi deux régimes éthiques — éthique du sacrifice héroïque d’un côté, éthique de l’autopréservation vitale de l’autre.

Drone et kamikaze se répondent comme deux motifs opposés de la sensibilité morale. Deux ethos qui se font face en miroir, et dont chacun est à la fois l’antithèse et le cauchemar de l’autre. Ce qui est en jeu dans cette différence, du moins telle qu’elle apparaît en surface, c’est une certaine conception du rapport à la mort, à la sienne et à celle d’autrui, au sacrifice ou à la préservation de soi, au danger et au courage, à la vulnérabilité et à la destructivité. Deux économies politiques et affectives du rapport à la mort, celle que l’on donne et celle à laquelle on s’expose. Mais aussi deux conceptions opposées de l’horreur, deux visions d’horreur. (...)