
Les attaques racistes subies par Danièle Obono de la part de « Valeurs actuelles » disent un point de non-retour. Elles expriment une attaque envers l’ensemble du corps social. Il faut relire Toni Morrison, dans l’urgence où nous nous trouvons collectivement contre le racisme.
Les attaques racistes dont vient d’être victime Danièle Obono de la part de Valeurs actuelles trouvent un éclairage vif et singulier dans les mots de Toni Morrison (Prix Nobel de littérature en 1993), lors d’une conférence prononcée à l’université de Toronto en mai 2002. Dans ce texte intitulé « Le corps-esclave et le corps noir » (édité en traduction française chez Christian Bourgois en 2019, extrait de La source de l’amour-propre. Essais choisis, discours et méditations), la romancière américaine distingue l’une des particularités irréductibles du racisme construit à l’endroit du corps noir, menacé d’être rappelé au souvenir traumatique de l’esclavage, dans un espace public traversé par la phraséologie raciste et par un imaginaire racial attaché au poids du passé esclavagiste (...)
« Ce que l’esclavage du Nouveau Monde a de “particulier”, ce n’est pas son existence, mais sa transformation en ténacité du racisme. Le déshonneur associé au fait d’avoir été asservi ne condamne pas inévitablement les héritiers de l’esclave à la diffamation, à la diabolisation, ni à la crucifixion. Ce qui entretient ces dernières, c’est le racisme. L’essentiel de ce qui a rendu exceptionnel l’esclavage du Nouveau Monde, c’étaient les signes raciaux grandement identifiables de sa population, parmi lesquels la couleur de peau, surtout mais pas exclusivement, a entravé la capacité des générations ultérieures à se fondre dans la population non asservie. Pour elles, il n’y avait quasiment aucune chance de se cacher, de se déguiser, ni d’échapper à l’ancien statut d’esclave, car une visibilité marquée a mis en œuvre la division entre ceux qui avaient été esclaves et les autres (bien que l’Histoire brave cette distinction), et conforté la hiérarchie des races. Par conséquent, l’aisance avec laquelle on est passé du déshonneur associé au corps-esclave jusqu’au mépris dans lequel on a tenu le corps noir libéré est elle aussi devenue d’une fluidité quasi-totale, car les années intermédiaires de l’époque des Lumières ont connu un mariage de l’esthétique et de la science, ainsi qu’un mouvement vers une blancheur transcendante. » (p. 105) (...)
Les résurgences médiatiques du racisme à la française
Le racisme pathologique porté par les prétendus journalistes et authentiques militants de la rédaction de Valeurs actuelles est là pour illustrer les remugles auxquels la société française est confrontée depuis plusieurs années. Ils ne s’y sont pas trompés : ce racisme débonnaire, intégralement décomplexé, devenu vulgate des lecteurs de cet organe de l’extrême-droite française mais aussi de tout un pan de la droite la plus classique et bien mise – ce racisme-là, est bien une « valeur actuelle » de la France d’aujourd’hui. Ceux qui continueront à se voiler la face ont sans doute peur de ce simple constat, pourtant imparable. Aucune législation, aucun bal des hypocrites, aucun faux-fuyants ne sauront le dissimuler : l’incrimination raciste et/ou antisémite a aujourd’hui en France, on le sait et on le constate chaque jour qui passe, non seulement droit de cité, mais aussi appuis, échos, soutiens. À force de reniements successifs, de protestations d’apparat, de mobilisations alibis, d’indignations d’opérette, les enfants de militants d’extrême-droite peuvent tout à fait lancer des bananes à une ministre, une députée européenne peut très bien clamer que la France est de race blanche sur un plateau de télévision, et des scribouillards établir un épisode de leur « feuilleton de l’été » sur la base de dessins représentant une députée en position d’esclave, enchaînée. L’« ensauvagement » est là : ce mot dont le ministre de l’Intérieur a plein la bouche (l’ayant repris des beuglements de Marine Le Pen) nomme bien la lèpre raciste entrée dans les esprits. Sur les chaînes de désinformation permanente, on voit ses défenseurs se succéder de « débats » en ébats fascisants, quand l’ébriété de la parole déchaînée bat son plein avec une constance qui ne se dément pas. (...)
il faut bien prendre ces gens au sérieux, si l’on veut encore pouvoir les combattre et s’en donner les moyens. Que l’on songe aujourd’hui où en serait déjà sur le terrain judiciaire cette rédaction, s’ils avaient représenté une femme ou un homme politique arborant une étoile jaune. Si le combat contre l’antisémitisme s’est depuis quelques années donné les moyens de démonter les prétentions historiennes des antisémites en décortiquant l’argumentaire révisionniste, il est un autre révisionnisme qui, lui, suscite encore peu d’attention à l’heure actuelle. Et il est temps que les choses changent. C’est en démontant de la même manière et avec la même rigueur les supercheries idéologiques du révisionnisme porté à l’encontre des réalités historiques de la traite négrière transatlantique, que l’on sera à même de résister aux « flots de crachats » auxquels tout raciste veut condamner toute femme noire ou tout homme noir, selon l’expression de Fanon dans Peau noire, masques blancs. (...)
le commerce triangulaire n’a été possible que parce que l’Occident en a été le commanditaire, l’organisateur et le bénéficiaire, sur près de trois siècles d’expéditions transatlantiques négrières et de pratique de l’esclavage le plus déshumanisant qui puisse se concevoir sur les plantations sucrières et de coton du Nouveau Monde. La complicité des royaumes africains n’est niée aujourd’hui par aucun historien sérieux, sans que jamais ne puisse se constituer là un motif de négation de la responsabilité initiale de ce carnage démographique, de cette barbarie internationalisée par les nations occidentales, la Grande-Bretagne en tête, et parmi lesquelles la France a sa part déterminante. Pas plus que n’est ignorée ou passée sous silence l’ampleur des traites arabo-musulmanes, sauf dans des esprits dérangés épris de concurrence obscène devant une histoire censée absoudre l’Occident. La déportation multiséculaire de millions d’enfants, de femmes et d’hommes des côtes ouest de l’Afrique vers les Amériques, leur réduction en servitude sur les plantations coloniales en Amérique du Nord et dans les Antilles, l’infériorisation qu’ils ont subie au gré des générations, les structures implacables de domination qui se sont abattues durablement sur eux, la précarité et la violence extrêmes de leur existence quotidienne : tout cela est un crime contre l’humanité selon une loi française de 2001 (portée par Christiane Taubira), et désormais dans la législation européenne. S’il y eut crime, il y eut des criminels, et il y eut des complices. La négation et la relativisation de cette réalité historique se parant de dénonciation d’une falsification constituent non seulement une supercherie, mais une abjection portée non pas à l’endroit des « descendants » de cette atrocité, mais à l’endroit de tout être humain, devant être solidaire de toute atteinte prononcée en négation ou en révision d’un crime contre l’humanité. Cette insulte est attentatoire à la loi et à la dignité de tous. Nier un crime contre l’humanité est un délit. Représenter une femme en esclave du XVIIIe siècle à l’appui d’un raisonnement niant les origines et le déroulement d’un crime contre l’humanité est un délit. Diffuser une opinion et des discours racistes est un délit. (...)
En 2020, en France, peut-on laisser se perpétuer l’insulte et le mépris du corps social ?