
Seules instances où les juges sont aussi ouvriers ou informaticiens, et ont donc une expérience de l’entreprise, les conseils de prud’hommes sont menacés. Après avoir supprimé l’élection des conseillers, M. François Hollande veut désormais plafonner le montant des amendes pour les délits patronaux, réduire les recours, faire payer les plaignants et remplacer les juges par des magistrats professionnels.
(...) Toute personne ou entreprise qui s’estime lésée peut se présenter devant le conseil des prud’hommes, sans payer de droits. Elle peut venir avec ou sans avocat, seule ou avec un salarié de son entreprise, un représentant d’une organisation de salariés ou d’employeurs, son conjoint légal ou de fait. Les cas traités — 187 651 en 2014 — sont majoritairement des licenciements « pour motif personnel », soit pour « faute lourde », soit pour « insuffisance professionnelle ». Le salarié conteste l’appréciation portée sur la qualité de son travail et son licenciement subséquent. L’employeur expose les raisons qui justifient sa décision. Les juges délibèrent en évaluant « la réalité et le sérieux » de la faute ou de l’insuffisance. Le conseil est formé d’un nombre égal de juges employeurs et salariés ; ce paritarisme garantit l’impartialité et l’équilibre des points de vue.
Les seuls juges élus
Après la réforme de la carte judiciaire, en 2008, le tiers des conseils de prud’hommes a été supprimé, et dans des zones surchargées comme Bobigny, Nanterre ou Paris, aucun n’a été créé. La plupart manquent de locaux adaptés, de papier, d’ordinateurs, de connexions à Internet. La réduction du personnel fonctionnaire, celui des greffes et des secrétariats, allonge les délais de résolution des procès. La diminution des heures de présence remboursées au conseiller prud’hommes pour lui permettre de s’absenter de son travail restreint le temps passé au conseil et les échanges d’expériences entre juges.
De plus, les délais de prescription ont été réduits, limitant les possibilités de recours (...)
Si les conseils de prud’hommes sont tant décriés, c’est parce qu’ils sont des lieux de démocratie, les seules instances françaises où les juges sont élus (par départements), ce qui leur confère une légitimité forte. Ils élisent les instances dirigeantes du conseil. Les représentants des travailleurs se présentent sur des listes syndicales soumises au vote des salariés et des demandeurs d’emploi, y compris étrangers (communautaires et non communautaires) ; ceux du patronat sont élus par le collège des employeurs, des associés en nom collectif et des cadres dirigeants d’entreprise. Les juges bénéficient au sein de leur syndicat d’une formation solide — quasiment la dernière école ouvrière.
C’est tout cela que patronat et gouvernement veulent remettre en question. (...)
« Réformer », « désengorger », « alléger », « revivifier la négociation collective », « créer de l’emploi », proposer un contrat de travail « agile »… Le vocabulaire utilisé pour justifier l’instauration du travail sans droits est invariablement positif. Les décrets de la loi Macron, eux, sont plus directs. Par exemple, les conclusions (documents où sont exposées les plaidoiries, échangés avant l’audience) et les pièces (preuves écrites d’événements ou d’appréciations, notamment les bilans économiques de l’entreprise) devraient désormais être déposées dès la saisine du conseil, ce qui obligerait la personne à se faire assister. Or, dans bien des litiges, le coût d’un avocat dépasse le montant que l’on peut espérer obtenir. (...)
Le recours aux prud’hommes devient d’autant plus difficile que les employeurs ont obtenu de nombreuses dérogations au droit en organisant une hyperflexibilité. On voit des universités imposer pendant des années un statut d’autoentrepreneur à des enseignants au lieu de leur assurer un contrat de travail pérenne. Des journalistes ou des postiers ont accumulé jusqu’à cinq cents ou six cents contrats. Dans l’audiovisuel, le découpage en confettis des entités économiques, les contrats à durée déterminée d’usage (CDDU) permettent des emplois d’un jour ou deux. Lorsque le salarié exprime son souhait de passer en contrat à durée indéterminée (CDI), les engagements se tarissent.
Avec la réforme de la justice prud’homale, la place laissée à la confrontation entre salariés et employeurs se réduira, les seconds n’étant plus tenus d’être présents à l’audience et pouvant se faire représenter par des professionnels. Dans cette logique de judiciarisation, les avocats évalueront en toute « confraternité » la qualité du travail, régleront les litiges. Le raisonnement managérial dominant deviendra la seule mesure de la qualité du travail, à travers la notion d’« objectifs » — outil de contrôle du salarié — et l’évaluation de la suffisance ou de l’insuffisance professionnelle, comme si toute chose était mesurable. De quelle façon attribuer une note à l’ouvrier qui estime l’efficacité du process en écoutant le bruit de la machine ou en humant l’odeur de la pâte de biscuit ?
De plus, sur quelles lois les juges pourront-ils s’appuyer ? Jusqu’à présent, la hiérarchie des normes suppose que, « lorsque deux normes sont applicables à une même relation de travail, il faut, en principe, retenir la plus favorable aux salariés ». Dans sa réforme du code du travail (5), le gouvernement, en accord avec le Medef, veut inverser ce principe en permettant l’application de dispositions conventionnelles moins favorables que celles des lois en vigueur. Quel niveau de négociation retiendront les conseils de prud’hommes ? (...)