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Reporterre
Écologistes et Gilets jaunes veulent reprendre la main sur les autoroutes privatisées
Article mis en ligne le 17 septembre 2020
dernière modification le 16 septembre 2020

En France, la majorité du réseau autoroutier a été concédée à des sociétés privées, dont les géants Eiffage, Vinci et Abertis. En démantelant ce service public, l’État français s’est privé de dizaines de milliards d’euros de revenus qui auraient pu financer, par exemple, le ferroviaire.

Les barrières ont été levées et les caméras de surveillance couvertes par des sacs poubelles : samedi 29 août, des milliers de vacanciers de retour à Paris n’ont pas eu à payer le péage de Saint-Arnoult, dans les Yvelines, sur l’autoroute A10. Avec ses dix voies en entrée et vingt-huit voies en sortie, il est considéré comme « le plus grand péage d’Europe ». Pendant deux heures, cet après-midi là, des Gilets jaunes y ont mené une opération « péage gratuit », et ont été remerciés à coups de klaxon par les conducteurs.

« Depuis le 17 novembre 2018 et les débuts du mouvement, de nombreuses opérations de ce type ont été organisées un peu partout en France », raconte Elyes, membre du collectif « Gilets jaunes constituants ». À l’origine de ces actions, « un sentiment de colère, d’injustice : le cas des autoroutes est emblématique de ces biens communs qu’on enlève aux Français, tempête-t-il. (...)

En France, la plus grande partie du réseau autoroutier — plus de 9.100 km — a été concédée à des sociétés à capitaux privés ou publics, qui entretiennent et exploitent les autoroutes. En contrepartie, elles perçoivent l’argent des péages. Or, l’État français, qui était propriétaire de ces sociétés, s’en est progressivement désengagé à partir de 2002, au moment où les autoroutes commençaient à devenir rentables.
(...)

Ces derniers mois, une commission d’enquête sénatoriale, saisie par le groupe centriste, s’est penchée sur le contrôle, la régulation et l’évolution de ces concessions autoroutières. Ses conclusions devraient être adoptées et publiées ce mercredi 16 septembre. Selon les informations de Reporterre, la commission devrait recommander un contrôle et un encadrement précis de ces contrats et formuler des propositions pour que l’État ait plus de poids dans la relation avec les sociétés concessionnaires d’autoroutes. (...)

Une fois les investissements remboursés, les péages devaient être supprimés

Car de poids, l’État n’en a plus beaucoup dans le domaine, pourtant décisif pour la circulation des citoyens en l’absence d’un réseau ferré dense. L’histoire des autoroutes françaises est celle d’un service public qui a été démantelé avec la complicité de l’État, contre l’intérêt de l’État et des citoyens français, comme le montre notre confrère de Mediapart, Laurent Mauduit, dans son livre Prédations (ed. La Découverte, 2020). « C’est certainement un vol extraordinaire, qui en dit long sur la nature "rapace" du capitalisme dans lequel la France est en train de verser », écrit-il. (...)

En réalité, la construction des autoroutes a donc été payée par leurs usagers. Une fois les sociétés d’économie mixte remboursées de leurs investissements, les péages devaient être supprimés. Ce n’est jamais arrivé.

Préparée au début des années 2000 par le gouvernement socialiste de Lionel Jospin, qui a décidé d’ouvrir au privé le capital des sociétés concessionnaires, la privatisation de la gestion des autoroutes a été mise en œuvre par Dominique de Villepin (...)

En 2006, les sept principales sociétés concessionnaires d’autoroutes contrôlées par l’État ont été vendues à Vinci, Eiffage et Abertis, trois géants du bâtiment et des travaux publics. Montant de l’opération ? 14,8 milliards d’euros, ainsi que le transfert d’une dette de 20 milliards d’euros. « Une somme ridicule au regard de ce que les autoroutes peuvent rapporter », estime le sénateur communiste du Nord, Éric Bocquet, vice-président de la commission des finances. (...)

Ce sont finalement les acquéreurs qui en ont profité, « bien aidés par des contrats totalement déséquilibrés, qui ont favorisé leurs profits », poursuit Maxime Combes. L’État a, par exemple, toléré que les tarifs des péages augmentent plus vite que l’inflation, tous les 1er février. « Ce n’est autre qu’un racket des usagers des autoroutes, mis au point avec la complicité de l’État », dénonce Raymond Avrillier. (...)

Un rapport de la Cour des comptes publié en 2013, et un avis de l’Autorité de la concurrence un an plus tard, ont ainsi mis en lumière « la rentabilité exceptionnelle » des autoroutes, « assimilable à une rente ». Les 14,8 milliards d’euros déboursés ont été amortis en moins de cinq ans par les acquéreurs. (...)

Depuis 2006, les actionnaires des sociétés autoroutières ont touché 30,6 milliards d’euros de dividendes. (...)

« Les marges énormes dégagées par les sociétés concessionnaires ont également été permises par une réduction drastique du nombre de leurs employés », dénonce Raymond Avrillier. Les charges de personnels ont diminué de façon constante depuis 2006. (...)

Le 9 avril 2015, le ministre de l’Économie Emmanuel Macron et la ministre de l’Écologie Ségolène Royal — dont la directrice de cabinet n’était autre qu’Élisabeth Borne, ex-directrice de concessions chez Eiffage — ont donné encore plus d’avantages aux sociétés concessionnaires. Les deux ministres ont signé un protocole d’accord engageant l’État à compenser intégralement le gel des tarifs décidé en 2015 par « des hausses de tarifs additionnelles [des péages] les 1er février de chaque année de 2019 à 2023 ». Par cet accord, nombre de contrats de concessions, qui étaient sur le point d’arriver à terme, ont aussi été prolongés.

Enfin, comme l’a écrit notre consœur de Mediapart Martine Orange, « l’État s’est engagé à compenser tout, la moindre modification de la fiscalité générale, des obligations nouvelles qui pourraient leur être imposées, des changements qui pourraient survenir ». « En somme, l’État a capitulé », soupire Éric Bocquet.

Les ministres opposés à cet accord ont été écartés des négociations. (...)

Par ailleurs, Ségolène Royal a déclaré à la commission, sous serment, qu’elle avait signé en 2015 ce protocole sans connaître son contenu, et qu’elle en a pris connaissance en 2019 uniquement grâce à l’action de Raymond Avrillier, qui a obtenu par le Conseil d’État que ce protocole soit rendu public.

Car le détail du protocole d’accord est longtemps resté secret, au grand dam d’Avrillier, qui s’est battu pendant des années pour le connaître. (...)

Emmanuel Macron a formulé un ultime recours devant le Conseil d’État, qui a désavoué le président de la République le 21 mars 2019.

Raymond Avrillier a ainsi obtenu la publication du protocole d’accord, qu’il juge « manifestement contraire à l’intérêt général, décidé par deux ministres incompétents, puisqu’ils se sont engagés dans des décisions fiscales et de redevances, des compétences qui relevaient d’autres ministres et du Parlement ». Il a de nouveau saisi le Conseil d’État, cette fois dans l’espoir de faire annuler l’accord, mais il a été débouté le lundi 13 juillet 2020.

« Les citoyens doivent se réapproprier la gestion des autoroutes »

Loin d’être résigné, Raymond Avrillier exhorte « nos élus et les militants, notamment écologistes, insoumis, communistes ou socialistes, à passer des incantations aux actes, à reprendre le contrôle de ces concessions, pour que nous puissions décider de ce que nous voulons faire de ce bien commun ». « Face à un État gangrené par les lobbies, complètement inopérant à défendre l’intérêt général, les citoyens doivent se réapproprier la gestion des autoroutes », renchérit Elyes, des Gilets jaunes constituants. (...)

« En reprenant la main sur les autoroutes, on pourrait aussi développer des tarifications évolutives aux péages, qui pourraient être modulées en fonction des autres dispositifs de transport public disponibles, propose Raymond Avrillier. En d’autres termes, pour inciter des usagers à prendre un train, on pourrait augmenter temporairement le prix des péages sur la portion d’autoroute qui fait le même trajet. »

Là où le bât blesse, c’est que pour résilier les contrats de concession, l’État est tenu d’indemniser les détenteurs des contrats de concession. Le coût de la résiliation de ces contrats, qui expirent entre 2031 et 2036, varie entre vingt et cinquante milliards d’euros, selon les estimations. « Mais si elle le souhaitait, la France pourrait tout à fait emprunter pour y parvenir, sachant qu’elle serait remboursée en quelques années vu la rentabilité des sociétés d’autoroutes », dit Maxime Combes.

Le gouvernement, lui, penche toujours pour le modèle concessif. (...)

Du côté des groupes privés qui détiennent la poule aux œufs d’or, l’appétit vient en grignotant de nouvelles portions de routes, y compris des grands projets inutiles et imposés (...)

L’association des sociétés françaises d’autoroutes (AFSA) milite même pour obtenir la privatisation des routes nationales, qui représente près de 10.000 kilomètres de voies, pour « soulager le budget de l’État en pérennisant les capacités d’entretien du réseau ». En juin 2019, elle a obtenu une première victoire : pour financer les travaux reliant la ville de Gap aux stations de ski, le député des Hautes-Alpes Joël Giraud (En Marche) a fait passer dans la loi d’orientation des mobilité (LOM) un amendement allant dans le sens d’une extension des concessions d’autoroutes pour les axes routiers qui leur sont accolés. (...)