
En ce début de XXIe siècle, force est de constater que les deux rôles socialement valorisés pour une femme demeurent la beauté et la maternité. Non qu’il soit impossible à une femme d’acquérir de la reconnaissance ou un statut par son humour, son intelligence, ou encore sa position de pouvoir, mais cela reste du domaine de l’exceptionnel. Or les magazines féminins sont au premier rang des diffuseurs de ces normes sociales dominantes
ils ont une responsabilité écrasante dès qu’il s’agit de pointer du doigt toute femme qui s’écarterait de ces deux missions sacrées, ou plus précisément de la lecture très subjective qu’ils en font, et dont ils voudraient nous faire croire qu’elle va de soi. Au vu de l’influence de titres comme Elle sur les esprits et comportements des femmes (entre autres), l’hypothèse d’un contrôle social à l’œuvre est tout sauf surprenante. Par l’analyse du style rédactionnel de ce magazine, de sa grammaire, nous verrons comment, sous couvert de légèreté, c’est bien un procédé de manipulation qui apparaît entre les lignes.
Un contrôle social lucratif
Pour qu’il y ait contrôle social, il faut des normes et des valeurs, ainsi que des sanctions punissant les déviances. L’objectif est clair : préserver la cohésion d’un groupe. Le groupe en question pourra être une société tout entière, auquel cas il sera question de l’État et de ses institutions – police, justice… –, mais ce pourra également être une communauté informelle, comme celle dessinée par les publications à destination des femmes. Se posant en parangons du bon goût (ce qui est bien, ce qui ne l’est pas, ce qui est à plébisciter et ce dont chacune doit s’inquiéter…), les magazines féminins dictent leurs propres normes sociales, en s’appuyant sur les plus réactionnaires de celles qui sous-tendent notre société. Suis-je assez féminine ? Assez mince ? Sexuellement correcte ? Les angoisses ainsi créées et entretenues chez les lectrices les poussent à chercher des moyens de ne pas être exclues de la communauté de ces femmes « adéquates », « conformes ». Heureusement, chaque magazine s’empresse également de proposer des « solutions », de l’achat de cosmétiques au changement de comportement. Ce double mouvement – créer un problème et y apporter une solution – est une forme classique de manipulation, et permet d’alimenter les névroses contemporaines. C’est par son biais que les journaux féminins sont assurés de s’attacher un lectorat sur le long terme. (...)
Dans Elle, « on » peut renvoyer à la rédaction du journal, comme dans les accroches qui parsèment les pages Culture d’un numéro d’août 2014 [3] : « On craque pour… » ; « On vénère… » ; « On part en vacances avec… » ; etc. Son référent est facilement identifiable : c’est une des déclinaisons formelles de la voix éditoriale du magazine, celle que l’on retrouve dans toute publication contenant des critiques de livres, albums ou films – quel qu’en soit le thème. Ainsi clairement reconnaissable, ce « on »-là ne saurait être taxé de malignité.
Il en va autrement du « on » rencontré dans les rubriques liées au corps.
« On » nous manipule (...)
par ce choix grammatical au référent volontairement brouillé, le magazine s’impose comme l’alter ego des lectrices, la « bonne copine » qui partage leurs interrogations et leurs angoisses, à qui chacune peut demander conseil. Ce ton de « bonne copine », très culpabilisant, se retrouve de fait dans l’ensemble de la presse féminine.
Dans les rubriques Beauté ou Santé, « on » est partout présent pour signifier que toi (toi-lectrice) et moi (moi-magazine), on est pareilles. Je sais ce qui est bon pour toi puisque « on » est confrontées aux mêmes galères, aux mêmes dilemmes. J’ai donc toute légitimité pour t’imposer les normes que j’édicte l’air de rien, sur ta silhouette par exemple, qui ne doit pas dépasser la taille 38. En toute amitié, bien sûr. (...)
Normer les corps
Classique des classiques quand il est question de normer le corps des femmes, le spectre des « kilos en trop » plane sur les rubriques consacrées au corps et au bien-être. C’est évidemment dans celles-ci que l’on rencontrera le plus systématiquement l’emploi de « on ». (...)
La rubrique Enfants
Autre sujet d’importance dans la presse féminine : la rubrique Enfants. Nous sortons ici des rubriques liées au corps, et ô surprise, à nouveau « on » disparaît presque complètement. Pourquoi ? Eh bien, quelle femme accepterait que sa « meilleure copine » lui dicte comment elle doit éduquer ses enfants ? Il y a une limite à ne pas franchir pour ne pas susciter le rejet, le magazine Elle en est parfaitement conscient. La tournure de la phrase change alors, pour se décliner sous une autre forme encore que dans la rubrique Mode : la citation. On en trouvera essentiellement deux sortes : d’une part, la « parole d’expert », évoquée précédemment ; d’autre part, le témoignage d’anonymes ou de personnalités. Pas d’injonctions cachées dans l’écriture, donc, mais des propos rapportés qui permettent une apparence de neutralité. (...)
Mode, Beauté, Santé, Enfants… les rubriques du magazine Elle utilisent chacune une formulation bien précise. Averbales et neutres s’agissant de la mode, à base de citations pour les enfants, ces tournures grammaticales se déclinent en « on » dès qu’il est question du corps des femmes, objet privilégié du contrôle social informel qui s’exerce page après page. Ce « on » dessine en creux un club de femmes « parfaites », hors du réel mais auquel la lectrice doit croire pouvoir accéder pour devenir Elle-même. Que ce soit impossible importe peu, le tout est de continuer à enrichir un certain grand groupe de presse, et le complexe mode-beauté qui le finance… (...)