
Dans votre ouvrage Et si la santé guidait le monde ? (1), vous dites que le XXIe siècle a débuté le 7 avril 2020. En quoi est-on entré alors dans une nouvelle ère ?
Éloi Laurent Ce jour-là, 4 milliards d’humains étaient confinés à des degrés divers de sévérité dans 100 pays du monde. Ce jour-là, l’insoutenabilité écologique des systèmes économiques – qui a engendré la transmission d’un animal à un humain du coronavirus à l’origine du Covid-19 – a conduit à infliger à plus de la moitié de l’humanité la pire des punitions : la désocialisation. Nous avons été par centaines de millions, dans les pays les plus autoritaires dans leur confinement, dont fait partie la France, enfermés et coupés des autres pendant des mois. Je ne vois pas de meilleure date pour le début du XXIe siècle, qui va être le siècle des crises écologiques, selon l’avis des meilleurs spécialistes : dérèglement climatique, pandémies, crise des systèmes agricoles, etc. Mais il ne s’agit pas de tout peindre en noir et d’aller se coucher en attendant la fin du monde ! Il s’agit de tirer deux leçons essentielles de ce moment douloureux et surréaliste. Il faut d’abord que nous arrêtions de saccager notre environnement parce que c’est en fait notre propre humanité que nous allons finir par anéantir. Nous devons ensuite reconnaître que ce n’est pas la croissance économique qui compte le plus à nos yeux mais notre santé, dont nos liens sociaux sont un élément vital.
nous pouvons réinventer nos systèmes économiques à partir d’un ordre de priorité clair. Le soin apporté aux écosystèmes et à la biodiversité détermine notre propre santé et celle-ci permet la coopération sociale dont l’activité économique n’est qu’une facette. Les politiques à mettre en œuvre deviennent alors, non pas simples, mais compréhensibles : la transition écologique et la coopération sociale, ce que j’appelle la transition sociale-écologique. Avec de nouvelles boussoles en lieu et place de l’augmentation du produit intérieur brut (PIB) : réduire les inégalités sociales, réduire les inégalités environnementales, investir dans les relations sociales, lutter contre l’isolement des jeunes et des personnes âgées, sortir de l’agriculture industrielle, limiter les pollutions, réduire nos déchets, bref, tout ce que l’on ne fait pas en France aujourd’hui. (...)
Je ne crois pas que mes définitions soient singulières : tout commence avec la vie sur Terre, c’est-à-dire les quelque 2 millions d’espèces d’animaux et 400 000 espèces de plantes connues, ils forment les écosystèmes et la biodiversité. Nous en formons une toute petite partie mais nous en dépendons intégralement, notamment pour notre santé. Nos systèmes économiques en dépendent également totalement. Derrière « le capital et le travail », qui sont nécessaires à la production et à la consommation, il y a l’énergie, l’eau, l’air, la pollinisation, etc., qui sont le soubassement de notre bien-être en général. Le bien-être économique (à commencer par l’emploi et le revenu) est une dimension parmi d’autres comme l’éducation, la confiance, les libertés civiles, etc. Si vous construisez des systèmes économiques qui dégradent le bien-être, notamment via la destruction des écosystèmes, au lieu de l’augmenter ou simplement de le maintenir, vous êtes dans l’insoutenabilité. Le système travaille alors à sa propre perte au lieu d’œuvrer à sa perpétuation. C’est aussi simple que cela : détruire la biosphère, c’est scier la branche sur laquelle nous sommes assis. Je propose de sortir de cette attitude irrationnelle. (...)
J’avance l’idée que la pleine santé pourrait devenir la nouvelle référence dans ce nouveau siècle, qui va nous secouer. (...)
« Pleine santé » s’entend donc comme la santé d’une humanité pleinement consciente de l’importance vitale de son environnement et dont les systèmes économiques n’ont de sens et d’avenir qu’encastrés dans la biosphère, qui leur a donné la vie, les nourrit et les emportera dans sa chute si elle devait advenir. En somme, la pleine santé inscrit une espérance de vie elle-même sociale dans un cadre encore plus large, le défi écologique. La pleine santé, qui est un tableau de bord et pas juste un seul indicateur comme l’espérance de vie, est à mes yeux l’indicateur alternatif essentiel au PIB et à sa croissance parce que c’est un l’indicateur-médiateur par excellence entre les humains et le reste de la nature. (...)
Concrètement, si nous réduisons les inégalités sociales en France, nous parviendrons beaucoup mieux à mettre en œuvre des politiques de transition écologique qui permettront en retour de réduire les inégalités sociales (par exemple face à la pollution de l’air ou dans la qualité de l’alimentation) et ainsi de suite. De même, si nous réduisons nos pollutions, nous serons en meilleure santé et nous ferons alors des économies considérables de dépenses sociales que nous pourrons réinvestir dans l’amélioration des relations sociales qui rendra plus aisée l’accélération des politiques de lutte contre la pollution, et ainsi de suite. On passe d’une spirale vicieuse d’autodestruction à une boucle sociale-écologique avec des « co- bénéfices » pour les humains et la biosphère. (...)
Les deux impensés majeurs du PIB et de la croissance que sont les inégalités sociales et les crises écologiques, l’espérance de vie permet de les percevoir au moins en partie. Non seulement l’espérance de vie est sensible aux injustices, mais elle les révèle. (...)
l’espérance de vie ne doit pas être un indicateur unique censé tout mesurer et tout résoudre par ruissellement, comme prétend le faire le PIB. Il faut l’intégrer dans le tableau de bord de la pleine santé. On voit par exemple très bien en France aujourd’hui l’importance de la santé mentale, qui dépend largement de la qualité de la vie sociale, qui en retour va affecter l’espérance de vie. (...)
L’État social-écologique doit se constituer au début du XXIe siècle pour protéger le bien-être humain en mutualisant le risque écologique, comme l’a fait l’État providence avec succès à partir de la fin du XIXe siècle avec tous les grands risques sociaux liés au travail : chômage, vieillesse, maladie, invalidité, etc. Mais cette institution nouvelle n’a de sens que si elle est encastrée dans un processus dynamique que l’on peut choisir de nommer « transition du bien-être » , dont le but n’est pas l’augmentation des grandeurs macroéconomiques, comme la croissance du PIB, mais la préservation du bien-être humain, qui dépend fondamentalement de la protection de la biosphère. Il est donc libéré de la croissance parce qu’il vise la pleine santé. (...)
Comment le construire ?
Éloi Laurent Comme on a construit l’État providence. Tout part de mouvements sociaux qui se révoltent contre les injustices de l’époque et de la multiplication des initiatives de protection collective. Puis le gouvernement représentatif se met en action : on construit des institutions nouvelles comme le droit social, les régimes de retraite, les systèmes statistiques qui soutiennent l’assurance sociale, etc. Aujourd’hui, environ 100 pays de la planète garantissent une protection sociale digne de ce nom à environ 30 % de l’humanité. Je propose de l’approfondir. (...)
il y a dans le temps et dans l’espace de multiples formes de capitalisme et il y a de multiples façons d’envisager d’en sortir. Je ne propose pas de « sortir du capitalisme » parce que j’ignore ce que cela veut dire et ce que cela implique. Mais je propose bien, à l’échelle que je connais et au moyen de réformes que je détaille, de sortir du capitalisme néolibéral promu par l’Union européenne depuis au moins deux décennies, obsédé par la croissance, persuadé que la protection sociale est une entrave et qui pense encore que l’écologie est un supplément d’âme. Mais soyons clairs : sortir de la croissance, en abandonnant le PIB et les indicateurs de discipline budgétaire pour se donner les moyens de la pleine santé, ce serait une révolution.