En moins de trois semaines, le patron de Tesla est parvenu à emporter Twitter, en proposant la somme de 44 milliards de dollars. La prise de contrôle de cette plateforme très influente va donner à ce milliardaire libertarien un pouvoir exorbitant. Les États-Unis paient leur laxisme à l’égard des géants du numérique.
En janvier 2021, des responsables républicains américains se prenaient à rêver d’une prise de contrôle de Twitter par Elon Musk, afin de laver l’affront de l’exclusion définitive de Donald Trump du réseau social. Seul le milliardaire, libertarien convaincu et soutien discret de l’ancien président américain, était susceptible, selon eux, de défendre le « free speech » (la liberté d’expression sans frein) et les libertés publiques mises à mal par les démocrates et les adeptes du « politiquement correct » de tous bords. À peine un an plus tard, leur souhait est en passe de devenir réalité.
Au terme d’une bataille éclair d’à peine trois semaines, le milliardaire américain a annoncé le 25 avril avoir fait plier Twitter. Le conseil d’administration du groupe numérique, qui avait juré de s’opposer à la montée en puissance du fondateur de la société spatiale Space X et président du constructeur automobile Tesla, lorsque ce dernier avait dévoilé au 1er avril avoir pris déjà 9 % du capital, s’est incliné devant la puissance de l’argent. (...)
Après, il entend être le seul maître à bord et retirer la société de la bourse, afin de ne plus avoir à faire avec les autorités boursières.
Un réseau d’influence
C’est naturellement sur Twitter dont il fait parfois un usage compulsif, où il est suivi par 83 millions d’abonnés, qu’Elon Musk a annoncé sa victoire. Au nom de la défense des libertés. (...)
Le milliardaire avait déjà expliqué auparavant qu’il ne « se souciait pas de l’argent » dans cette opération. Peut-être pas de l’argent mais de l’influence et du pouvoir qu’une telle prise peut apporter, sans aucun doute. (...)
Comme nombre de plateformes du numérique, le succès de Twitter ne réside pas dans ses comptes. Twitter s’est développé en cherchant constamment à accroître son nombre d’abonnés mais peine à devenir profitable au bout de 16 ans d’existence. Son intérêt est ailleurs. (...)
le réseau social a acquis une influence qui dépasse largement sa taille. Les responsables politiques s’en servent pour passer leurs messages, les groupes pour promouvoir leur image, les autres pour échanger et réagir en temps réel. Même les gouvernements et leurs services diplomatiques ont appris à l’utiliser pour afficher au plus vite leurs positions.
Il est devenu une source permanente d’informations pour les journalistes comme pour les financiers. (...)
Voir un tel réseau d’influence dans les mains d’Elon Musk est donc tout sauf anodin. « Il est plus puissant que les États maintenant. Il possède l’actif technologique le plus important aux États-Unis [avec Tesla] et probablement un des actifs le plus stratégiques au monde [avec SpaceX], et maintenant il a un des outils de communication les plus importants au monde », reconnaît Ross Gerber, un investisseur très proche d’Elon Musk interrogé par le Washington Post.
Cette puissance, dont beaucoup n’ont découvert le pouvoir de prescription ou d’influence qu’avec retard, n’est pas sans effrayer nombre de responsables politiques, surtout dans le camp démocrate. Alors que la campagne électorale de mi-mandat approche, la prise de contrôle par ce milliardaire proche de Trump ne peut qu’alarmer.
Capitalisme débridé
« Méfiez-vous de ceux qui invoquent la liberté », prévient l’ancien secrétaire américain au travail Robert Reich. « Cet accord est dangereux pour notre démocratie. Les milliardaires comme Elon Musk jouent en suivant un ensemble de règles différentes de celles de tout le monde, accumulant du pouvoir pour leur propre bénéfice. Nous avons besoin d’un impôt sur la fortune et de règles strictes pour que la “big tech” soit responsable de ses actes », a réagi la sénatrice démocrate Elizabeth Warren, immédiatement après l’annonce de ce rachat. Celle-ci milite depuis des années pour un contrôle de l’État sur les géants du numérique.
En lançant cette opération – la plus importante jamais réalisée dans le secteur du numérique –, Elon Musk souligne à nouveau l’extrême déformation de ce capitalisme hyperfinanciarisé que les États, à commencer par le premier d’entre eux, les États-Unis, ont laissé prospérer sans la moindre règle, le moindre contrôle, depuis des décennies. (...)
L’engouement débridé des marchés financiers pour les nouvelles technologies, soutenu par des politiques monétaires et budgétaires ultra-favorables, a permis à certains dirigeants, grâce à des cours de bourse boursouflés, de se constituer des fortunes hors de toute justification, et d’acquérir un pouvoir hors de tout contrôle, dépassant ceux des États. Elon Musk est de ceux-là. Il en est même l’exemple le plus abouti. (...)
Un libertarien nourri par la commande publique
Né en Afrique du Sud, le milliardaire de 50 ans s’est toujours affirmé comme un libertarien farouche, contestant la moindre entrave. Certains ont voulu y voir le respect du monde original d’Internet, celui qui professait le partage total des savoirs et des techniques sans entrave. Mais à lire son biographe, Ashlee Vance, les vraies sources d’inspiration d’Elon Musk sont à chercher du côté de son grand-père Joshua Haldeman.
Canadien, ce dernier a été ruiné pendant la Grande Dépression des années 1930. Cet homme d’extrême droite en a conçu une haine tenace pour les financiers de Wall Street et les gouvernements, qu’il a transmise manifestement à toute la famille. Après la Deuxième Guerre mondiale, il a préféré quitter le Canada, jugé « communiste », pour s’exiler en Afrique du Sud, au moment où le gouvernement de Pretoria commençait à mettre en œuvre sa politique d’apartheid, afin de retrouver « l’esprit des pionniers ».
C’est cet héritage qu’Elon Musk ne cesse de revendiquer (...)
Le monde spatial, qui l’avait regardé jusqu’alors avec condescendance, ne rigole plus. D’autant que la Nasa lui a accordé à partir de 2020 l’exclusivité du ravitaillement de la station spatiale internationale et de ses lancements spatiaux.
Profitant de ce statut, Elon Musk lance son propre réseau privé de satellites de télécommunications par Internet, Starlink. Reposant sur des milliers de satellites sur orbite terrestre basse, ce réseau constitué au mépris de toutes les règles internationales de l’espace est de plus en plus contesté par les scientifiques, à la fois pour les nuisances qu’il produit, gênant les recherches et les observations astronomiques, mais aussi pour les risques de pollution de l’espace à venir. (...)
La fortune grâce à Tesla (...)
Entre les batteries qui prennent feu, les difficultés à respecter les cadences de production et les accidents liés au début de la voiture autonome, le chemin de Tesla est des plus chaotiques. Le groupe a enregistré son premier résultat positif en 2020 (...)
Une poigne de fer
Tout en revendiquant la plus grande liberté d’action, Elon Musk impose dans ses groupes des règles de fer. Les dirigeants qui discutent ses décisions ou tout simplement lui font de l’ombre sont éjectés dans le quart d’heure. Les horaires de travail sont démentiels. Pour Elon Musk, il ne saurait y avoir de vie en dehors du travail. Les ouvriers qui ont osé envisager la création d’un syndicat ont été immédiatement licenciés. Pendant le confinement, il leur imposait de venir travailler, en dépit des interdictions légales. De même, c’est sans aucun souci qu’il voit les ouvriers de son usine Tesla à Shanghai travailler et dormir sur place dans les conditions les plus précaires, afin de maintenir la production, alors que toute la ville est bouclée.
Mais si ses règles sont indiscutables, celles des autres sont insupportables. (...)
La fin de la modération
Quelle attitude va-t-il adopter lorsqu’il aura pris le contrôle de Twitter, se demandent avec inquiétude les salariés du groupe et de nombreux observateurs. « J’espère que même mes pires détracteurs resteront sur Twitter, car c’est ce que signifie la liberté d’expression », a déclaré le milliardaire sur le réseau. Une promesse qui n’a guère convaincu les internautes qui ont eu à essuyer ses foudres pour avoir osé critiquer ses entreprises ou ses positions.
Au nom de la liberté d’expression, Elon Musk a promis d’en finir avec « la censure » et de revoir de fond en comble la politique de modération difficilement mise en œuvre ces dernières années par la plateforme, l’amenant à supprimer les contenus racistes, xénophobes ou complotistes. C’est « le retour à la liberté d’expression », s’est félicité le sénateur républicain Jim Jordan. Les mouvements comme Black Lives Matter, les associations féministes, LGBT+, contre le racisme et pour la défense de l’environnement sont très inquiets. Ils redoutent que la fin des règles de modération ne se traduise par un déchaînement de haine, de propos injurieux, de harcèlement. Car, à la différence de l’Europe qui vient de se doter d’une directive, le Digital Services Act, imposant à Internet les mêmes règles que dans le reste de l’espace public, il n’existe aucune législation encadrant les plateformes aux États-Unis.
Se sachant sous surveillance jusqu’à ce qu’il obtienne toutes les autorisations et achève sa prise de contrôle d’ici à la fin de 2022, Elon Musk s’est lancé dans une opération de séduction en promettant de rendre publics les algorithmes de la plateforme, de limiter les agents logiciels automatiques (bots). Donald Trump est venu lui prêter main-forte. Il fait profil bas. L’ancien président a assuré qu’il n’avait aucune intention de revenir sur Twitter et resterait sur sa nouvelle plateforme. Jusqu’à quand ?