
Si les Russes ont sans doute moins de comptes en banque qu’autrefois en Autriche, le business culturel est perturbé par la guerre en Ukraine, laquelle met également en lumière le nombre d’anciens dirigeants politiques rétribués par des entreprises proches du Kremlin.
Ce pays membre de l’Union européenne, et solidaire des sanctions qu’elle a décidées, n’a certes pas de frontière avec l’Ukraine mais une responsabilité historique vis-à-vis de sa partie occidentale, car sous le nom de Galicie – principale ville : Lvov, l’actuelle Lviv, que les Autrichiens appellent encore couramment Lemberg – elle a fait partie jusqu’en 1918 de l’empire des Habsbourg.
Devenue une province du Troisième Reich, l’Autriche n’a pas sauvé les centaines de milliers de Juifs qui y vivaient et ont été assassinés sur place ou dans les camps d’extermination, souvent avec la participation très active de nazis autrichiens tel Odilo Globocnik. Mais comme l’a souligné le chancelier Karl Nehammer, un chrétien-démocrate, pour l’Autriche « l’Ukraine est plus proche que Bregenz », la ville située à l’autre bout du pays à côté de la Suisse. Beaucoup moins à cause de la présence d’une modeste communauté de nationaux ukrainiens sur le sol autrichien (12 700 personnes pour près de 9 millions d’habitants), qu’en raison du poids du passé. (...)
l’Autriche n’a échappé à la partition subie par l’Allemagne qu’avec le soutien des Occidentaux, en nationalisant les grandes industries pour éviter qu’elles ne tombent entre les mains des Soviétiques au titre des dommages de guerre, et surtout, au plan géopolitique, en adoptant le principe de neutralité.
Elle a payé ce prix bien volontiers, prenant modèle sur la Suisse, la Suède et la Finlande, et adoptant un profil bas sur le mode « Comment peut-on ne pas nous aimer ? Nous sommes tellement inoffensifs ». Le débat sur une adhésion à l’OTAN, suscité par la droite, resurgit périodiquement et très mollement depuis la fin du Pacte de Varsovie, mais il ne passionne guère l’opinion publique.
Comme l’écrit ce samedi dans le quotidien viennois Standard l’ex-ministre des affaires étrangères Ursula Plassnik, qui fut ambassadrice à Paris et à Berne, les Autrichiens manifestent dans la rue contre l’obligation vaccinale mais pas contre la guerre en Ukraine, des décennies de paix et de liberté les ont anesthésiés, le maître-mot de leurs partis politiques étant la « tranquillité ». Aucun Autrichien, s’indigne-t-elle, ne risquerait sa vie pour défendre l’Ukraine. (...)
Un sas entre l’Est et l’Ouest
Du temps du communisme ce n’était pas un secret que Vienne servait de sas entre les deux blocs, en particulier pour l’électronique et autres technologies de pointe dont les pays de l’Est avaient tant besoin. Une loi bien commode sur l’espionnage, qui ne réprime les activités de renseignement que lorsqu’elles sont préjudiciables à l’Autriche, en a fait un douillet paradis des espions, avec une grosse base viennoise de la CIA et une liste non moins longue de résidents du FSB, le successeur du KGB, sans compter les autres services de renseignement. La présence à Vienne de plusieurs organisations des Nations unies, dont l’Agence internationale de l’énergie atomique, l’AIEA, jadis négociée par le chancelier social-démocrate Bruno Kreisky, n’a fait que renforcer cet aspect.
(...) le tyran de Grozny, Ramzan Kadyrov, a pu envoyer ses tueurs descendre à Vienne en pleine rue ceux qu’il voulait supprimer. La CIA a dû quant à elle taper du poing sur la table pour que l’entreprise autrichienne Steyr-Mannlicher renonce à vendre à l’Iran (raison officielle : lutter contre les trafiquants de drogue) des armes de haute précision qu’affectionnent les snipers, et dont Washington redoutait qu’elles ne resurgissent dans les conflits du Moyen-Orient (...)
Le premier pays de l’Ouest à conclure un accord gazier avec Moscou
L’Autriche est, plus que d’autres pays européens, dépendante de la Russie pour se chauffer et produire son électricité (...)
Les amis autrichiens de Poutine
Poutine a fait plusieurs fois du ski en famille dans la région de Schladming, appréciant la parfaite discrétion des responsables du tourisme de Styrie qui garantissaient son anonymat. En retour les entreprises autrichiennes ont joué un rôle majeur dans l’équipement des stations de ski lors des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi en 2014.
L’autre point fort de l’Autriche, en dehors du ski, c’est la culture. Si en France la guerre en Ukraine jette une ombre sur l’exposition en cours à la Fondation Vuitton, elle provoque de sérieuses turbulences en Autriche dans un domaine qui contribue fortement au prestige national. L’orchestre philharmonique de Vienne commençait ces jours-ci une série de concerts au Carnegie Hall de New York sous la baguette d’un grand ami de Poutine, le chef d’orchestre Valery Guergiev. Pour qui a mis les pieds à Saint-Pétersbourg, celui-ci est omniprésent dans une ville où le président russe a commencé son ascension politique, en tant que chef du KGB local. Guergiev n’avait pas hésité en 2014 à signer une lettre ouverte approuvant l’annexion de la Crimée par Moscou. Il a donc été promptement remplacé à New York, dès ce samedi, par le Canadien Yannick Nizet-Séguin.
Les mêmes turbulences risquent de toucher la soprano Anna Netrebko, qui a reçu en 2006 la nationalité autrichienne mais reste assez près de Poutine pour avoir fêté l’an dernier ses 50 ans au Kremlin, et avoir mis son nom, en 2012, sur la liste des 499 personnalités qui ne voyaient pas d’« alternative » à une réélection de l’ancien kagébiste à la tête de la Russie – alors même que des centaines de milliers de Russes bravaient la répression pour crier le contraire. (...)
Si les Russes ont sans doute moins de comptes en banque qu’autrefois en Autriche, les banques locales ayant dû se plier à la législation européenne et supprimer l’anonymat qui a longtemps fait leur force, ceux-ci sont très présents dans le secteur du luxe et de l’immobilier, en tant que propriétaires et consommateurs. (...)
Pour les politiques, de juteux émoluments
Last, but not least, il y a l’implication d’anciens dirigeants politiques autrichiens dans des sociétés russes, qui, si elles ne sont pas directement liées au Kremlin, ne peuvent opérer qu’avec son aval : pour un François Fillon en France ou un Gerhard Schröder en Allemagne, on trouve pas mal d’Autrichiens.
(...) le social-démocrate Christian Kern, a quitté dès le 24 février son siège au conseil d’administration des chemins de fer russes RDZ, constatant que ceux-ci sont « de fait partie prenante d’une logistique de guerre » contre l’Ukraine. Mais il y en a qui s’accrochent à leurs émoluments, comme l’ancien ministre des finances chrétien-démocrate Hans Jörg Schelling, ou l’ex-président de la puissante Chambre économique Christoph Leitl, de même tendance politique, qui a toujours professé que des sanctions contre la Russie ne servent à rien. (...)
Tout est donc pour le mieux dans le meilleur des mondes et les Autrichiens, comme nombre d’Européens, se font surtout du souci pour leur facture de gaz.