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le Monde Diplomatique
En Floride, les riches n’auront pas les pieds dans l’eau
Article mis en ligne le 27 juin 2021

Les eaux montent, à Miami. Comme les prix des « condos » de luxe faits pour résister aux ouragans ou de l’immobilier populaire, plus en hauteur, vers lequel se ruent les plus aisés. Gentrification classique ou prise de conscience du réchauffement ? Qu’importe ! « Dans cent ans, prédit un promoteur, toute la ville sera sous l’eau ! »

Dans les boutiques de souvenirs de Miami Beach, des mugs sur lesquels figure un planisphère se dressent en bonne place sur les étalages : si vous versez de l’eau chaude à l’intérieur, la Floride disparaît de la carte. Ici, l’heure n’est plus au déni. « Le changement climatique est réel », lit-on sur la façade des bus qui sillonnent Miami. Le sujet est abondamment traité dans la presse locale, le quotidien The Miami Herald ayant même créé il y a deux ans un poste spécifique qui lui est consacré. Jadis climatosceptique, le gouverneur républicain de la Floride, M. Ron DeSantis, a recruté l’année dernière des scientifiques et des conseillers en « résilience » pour préparer la péninsule aux « impacts du changement climatique ». Le niveau de la mer est monté de 7 centimètres depuis 1992, mais la dynamique s’est accélérée ces quinze dernières années. L’eau pourrait monter jusqu’à 86 centimètres d’ici 2060. Et, une fois n’est pas coutume, les millionnaires, installés dans leurs villas en bord de mer, à Miami Beach, ou non loin à Fisher Island, Star Island ou Indian Creek, ne sont pas à l’abri. (...)

Ainsi, à Miami, le changement climatique n’est pas seulement perçu comme un risque futur : ses conséquences font déjà partie du quotidien. La Floride, ancien marais situé à peine au-dessus du niveau de l’Atlantique, est l’État américain le plus vulnérable aux inondations, de plus en plus fréquentes. La mer y monte plus vite qu’ailleurs et les marées, plus fortes qu’avant, s’avèrent particulièrement destructrices lors de la saison des king tides, ces marées géantes d’automne. Les sorties des tuyaux d’évacuation se retrouvant alors sous la mer, l’eau salée rentre dans le système d’écoulement et reflue, avec les eaux usées, par les égouts, submergeant des jours durant les routes et les parkings en sous-sol. En 2016, la photographie d’une pieuvre échouée dans un parking de Miami Beach avait marqué les esprits. (...)

« Tôt ou tard, il faudra battre en retraite »

Autre handicap géologique : composé de calcaire poreux (2), le sous-sol de la région est une véritable éponge — une différence majeure avec d’autres villes côtières comme La Nouvelle-Orléans ou New York. L’extension de l’océan pénètre donc aussi les réserves d’eau douce des aquifères et les fosses septiques de la ville. Contre cela, les digues toujours plus élevées érigées par la municipalité ne peuvent rien. (...)

Autrement dit, les habitants pourraient avoir soif avant d’être mouillés. Quant aux ouragans, qui balaient régulièrement cette région tropicale, ils sont déjà plus violents et plus longs à cause du réchauffement de la surface de l’océan. La dévastation matérielle causée par l’ouragan Irma en 2017 l’atteste.

« Ce que l’on craint à court terme, c’est la combinaison ouragan et marée haute, comme avec l’ouragan Sandy de 2012 », nous explique David Letson, économiste qui étudie les comportements d’évacuation, lui-même habitant du village de Key Biscayne, une île au sud de Miami Beach. (...)

M. Philip Stoddard, l’ancien maire de South Miami, l’une des trente-quatre municipalités du comté de Miami, est l’un des rares élus à prononcer les mots « départ volontaire ». « Peu de dirigeants politiques sont prêts à dire la vérité aux gens, nous explique-t-il. Le revenu médian à Miami est de 50 000 dollars. Nous n’avons pas les moyens de financer l’infrastructure qui serait nécessaire pour adapter la zone à la montée des eaux sur les prochaines décennies. La Federal Emergency Management Agency (FEMA) a un budget national de 125 millions de dollars. Rien que dans ma petite municipalité de treize mille habitants, cela nous coûterait 75 millions de dollars pour remplacer les fosses septiques défectueuses par un système municipal d’égouts ! Il faut dire aux gens qu’il est temps de penser à quitter la région, pendant qu’il est encore temps de s’organiser calmement. »

Certains n’ont pas eu le temps de se préparer. Dans l’archipel des Keys, les destructions causées par l’ouragan Irma ont contraint plusieurs centaines de personnes à partir. Théoriquement, la FEMA propose de racheter certaines maisons dans les zones vulnérables, pour pouvoir déclarer ces terrains non constructibles et mettre fin au cycle infernal de destruction-reconstruction. Mais la démarche administrative est longue, cinq ans en moyenne. Surtout, « la FEMA n’a absolument pas assez d’argent pour pouvoir racheter les maisons de tous ceux qui devraient partir », souligne M. Stoddard. (...)

Dans ces conditions, il n’a pas échappé aux observateurs avertis que certains quartiers à quelques kilomètres de la mer étaient situés légèrement plus en hauteur. Loin de la frénésie bling-bling et touristique de Miami Beach se trouve West Coconut Grove. Cet ancien quartier résidentiel, initialement peuplé d’immigrés des Bahamas, culmine à trois mètres d’altitude. Trois petits mètres qui font toute la différence, surtout en comparaison avec Miami Beach, où la plupart du bâti repose à une altitude de soixante à cent vingt centimètres. Caractéristiques des constructions antillaises, les petites maisons en bois dites shotgun, rectangulaires et étroites, n’ont peut-être pas vue sur la mer, mais elles ne sont jamais inondées. (...)

« Les agents immobiliers m’envoient des lettres et m’appellent toutes les semaines pour m’inciter à vendre », s’emporte M. Thaddeus Scott, un jardinier « semi-retraité » de 63 ans qui vit dans le quartier depuis son enfance. Il y a dix ans, il s’est acheté une maison à 130 000 dollars, en prenant un crédit sur trente ans. Il tient bon, mais se sent de plus en plus seul, à mesure que les investisseurs rachètent et rasent les maisons autour de la sienne pour ériger d’imposantes résidences carrées blanches au style épuré. Il décrit l’éclosion d’une centaine de ces luxueux « carrés de sucre » surplombant les maisonnettes antillaises comme une « menace » : « Ces nouveaux logements coûtent 2 millions de dollars. Ils ne sont pas pour les gens comme nous. »

Les riches se détournant du littoral inondable et s’installant dans les hauteurs au détriment des habitants d’origine ? Pour décrire ce phénomène, M. Scott n’hésite pas à parler de « gentrification climatique ». (...)

Mme Marleine Bastien, la directrice du Family Action Network Movement, un groupe de soutien aux familles haïtiennes, s’échine à répéter aux propriétaires de ne pas vendre. « Les développeurs leur proposent de racheter pour 150 000 ou 200 000 dollars des maisons qu’ils avaient achetées au début des années 2000 pour 40 000 dollars. Ils pensent qu’ils font une super affaire, mais une fois qu’ils ont vendu, ils comprennent qu’avec cette somme il n’y a plus rien à Miami. » Les uns partent vivre plus loin dans le comté, à North Miami Beach, Homestead ou Miami Gardens, les autres atterrissent encore plus loin, à Fort Lauderdale, dans le comté voisin de Broward, ou même dans l’État voisin de Géorgie.

Face à la montée des eaux, la mairie de Miami juge logique de développer ces zones qui sont non seulement plus élevées, mais aussi desservies par l’une des rares lignes de train. (...)

Les habitants de Liberty City — 2,6 mètres « d’altitude » — sont persuadés d’être les prochains sur la liste d’emplettes de la gentrification climatique. Dans ce quartier noir où la moitié des habitants gagnent moins de 20 000 dollars par an, le prix moyen du mètre carré a bondi de 26 % en 2018. En partenariat avec des groupes privés, la ville a commencé à rénover en 2017 les logements sociaux construits dans les années 1930 sur les neuf îlots urbains qui forment Liberty Square. Les promoteurs ont aussitôt commencé à racheter les maisons individuelles des environs. (...)

Les habitants de Liberty City — 2,6 mètres « d’altitude » — sont persuadés d’être les prochains sur la liste d’emplettes de la gentrification climatique. Dans ce quartier noir où la moitié des habitants gagnent moins de 20 000 dollars par an, le prix moyen du mètre carré a bondi de 26 % en 2018. En partenariat avec des groupes privés, la ville a commencé à rénover en 2017 les logements sociaux construits dans les années 1930 sur les neuf îlots urbains qui forment Liberty Square. Les promoteurs ont aussitôt commencé à racheter les maisons individuelles des environs. (...)

Que ce soit à West Coconut Grove, Liberty City ou Little Haiti, tous soulignent, amers, l’ironie historique de la situation : « Pendant la ségrégation, puis ensuite avec les politiques qui interdisaient les prêts immobiliers aux Noirs en dehors de certaines zones jusqu’au milieu des années 1960, ceux-ci ne pouvaient pas s’installer sur le littoral. Maintenant l’eau monte, et ils veulent venir vivre dans nos quartiers et nous en chasser », résume Mme Caroline Lewis. C’est l’originalité de Miami par rapport à une ville comme La Nouvelle-Orléans, où les communautés noires vivent dans les zones basses et inondables.

L’hypothèse d’une gentrification purement climatique ne fait toutefois pas consensus, dans la mesure où la spéculation immobilière a commencé dès 2005, bien avant que l’on parle autant de changement climatique. Celle-ci a touché tous les quartiers, y compris les moins en hauteur, dans un contexte d’explosion démographique. En une quinzaine d’années, Miami est en effet passée du statut de station balnéaire et paradis fiscal pour retraités adeptes de golf à celui de métropole globale, culturelle et branchée pour jeunes cadres supérieurs des nouvelles technologies et de la finance, friands d’art contemporain. (...)

Observer le phénomène à la seule échelle locale ne suffit donc pas. D’après une étude du démographe Mathew Hauer, de l’université de Géorgie (7), six millions de Floridiens devront déménager vers l’intérieur des terres d’ici la fin du siècle si l’eau monte de 1,80 mètre. Sachant que des agglomérations comme Dallas et Houston pourraient en absorber une grande partie, c’est à l’échelle nationale que l’on pourra mesurer les effets de la gentrification climatique. Sur l’ensemble du pays, ce sont treize millions d’habitants qui pourraient se voir chassés des villes côtières (...)

Jesse Keenan admet également volontiers que ce ne sont pas les milliardaires qui délaissent leurs villas de Miami Beach pour emménager à Little Haiti ou à Liberty City. « Ils s’en fichent si l’une de leurs résidences secondaires à 15 millions de dollars est inondée. » En cas d’ouragan, ces propriétaires fortunés seront loin de Miami, dans l’une de leurs nombreuses résidences. « En revanche, les classes moyennes supportent de moins en moins les inondations de plus en plus fréquentes, qui détruisent leurs voitures, renchérissent leur police d’assurance et rendent impraticables les routes les reliant à leur travail. »

Ainsi, non seulement les plus riches ne songent pas à déménager, mais certains continuent même de venir s’installer sur le bord de mer, où les « condos » de luxe conçus par des architectes en vue se construisent et s’échangent toujours à des prix fous. Les acheteurs signent d’autant plus sereinement leur chèque qu’ils ne supportent que partiellement le risque. Aux États-Unis, l’assurance-inondation relève en effet d’un système public, le National Flood Insurance Program (NFIP), créé en 1968, dont les tarifs ne reflètent pas les risques réels. (...)

Le niveau de la mer monte ? Qu’à cela ne tienne, les nouvelles constructions sont pensées pour résister. À l’instar du Monad Terrace : dessiné par l’architecte français Jean Nouvel, l’immeuble de cinquante-neuf appartements est bâti pour tenir face à un ouragan de puissance 5 (niveau maximal). L’édifice donnant sur la baie de Biscayne sera surélevé de 3,50 mètres, avec le parking placé en rez-de-chaussée plutôt que sous terre. En cas d’inondation, l’excès d’eau sera dirigé vers la lagune logée au cœur du complexe, pour le plus gracieux des effets. Les promoteurs se gargarisent de la « résilience » du futur bâtiment, qui devrait être achevé d’ici la fin de l’année. Ils oublient bien sûr de signaler que la construction aura nécessité de racheter un immeuble et d’en expulser les locataires, qui, à moins de pouvoir débourser entre 1,7 et 14 millions de dollars, selon les appartements, ne bénéficieront pas des miracles de cette « résilience ». (...)

Résilience, voilà le mot magique. « Avant, les promoteurs et les pouvoirs publics étaient dans le déni face au changement climatique, analyse Stephanie Wakefield, géographe à la Florida International University. La “résilience” leur offre le moyen d’en parler puisqu’ils peuvent prétendre avoir trouvé les solutions pour y faire face. » (...)

Arkup commercialise, depuis 2018, des habitations flottantes de quatre cents mètres carrés, à mi-chemin entre le yacht et la maison. « Une alternative verte, responsable et résiliente », lit-on sur le site de la start-up française. Alimenté en énergie par des panneaux solaires, l’Arkup est aussi autonome en eau grâce à un système de récupération et de purification de l’eau de pluie. Conçu pour résister à un ouragan de force 4, l’ensemble repose sur quatre pieux hydrauliques. Plutôt que de se battre contre la montée des eaux, pourquoi ne pas vivre en symbiose avec elle ? La résilience est possible, mais elle a un prix : 5,5 millions de dollars, exactement.