
Du refus de la démocratie par les élites qui s’en prétendent les garants, la crise grecque fournit une merveilleuse illustration : elle renvoie malicieusement la construction européenne, en effet, à sa faille fondatrice. Comme un retour du refoulé, le vote exprimé lors des élections législatives souligne, plus que le déficit d’un Etat au bord de la faillite, le déficit cumulé de démocratie dont le diktat communautaire est l’ultime avatar.
Certes, en infligeant une cuisante défaite aux partis de gouvernement, le peuple grec a dénoncé l’entreprise punitive organisée par la finance internationale. Il a refusé le renflouement de ces banques véreuses qui ont alimenté la corruption et le clientélisme. Mieux, en votant pour la gauche radicale, il a disqualifié un système économique et social dont l’austérité exigée par Bruxelles garantirait la pérennité.
Mais plus profondément, le peuple grec a signifié aux puissants, d’ici et d’ailleurs, que c’est lui qui est aux commandes. L’économie est-elle une affaire suffisamment importante pour que le peuple en décide, ou son sort doit-il être réglé par d’autres que lui ? Dès lors, que vaut un plan de redressement économique dont le peuple ne veut pas ? Si la démocratie a un sens, la réponse est sans appel : il ne vaut rien.
(...) Le discours dominant a beau relayer le point de vue de la banque allemande en incriminant l’irresponsabilité grecque, c’est plutôt celle des milieux financiers qui est patente. Non seulement parce que leur spéculation est à l’origine du marasme planétaire, mais parce qu’ils ne répondent de leurs actes, précisément, devant personne. L’étendue de leur pouvoir est inversement proportionnelle à l’étendue du contrôle dont ils font l’objet. La confiance des marchés, cette abstraction derrière laquelle se terre l’âpreté au gain des détenteurs de capitaux, leur tient lieu de suffrage universel.
Ce pouvoir économique transnational que n’assujettit aucune loi voudrait sans doute que les gouvernements obéissent à la sienne. Mais pourquoi les peuples, lorsqu’ils ont la possibilité d’exprimer leur volonté, devraient-ils s’y plier ? (...)
Dans un pays où des armateurs richissimes et l’Eglise orthodoxe ne paient aucun impôt, la répartition équitable des charges fiscales est bien le cœur du problème. C’est de sa résolution que dépend le redressement économique du pays, et non d’une énième version du diktat européen, dont le seul effet serait d’enfoncer l’économie grecque dans la récession.
Rien d’étonnant, du coup, à ce que cette dimension de la confrontation politique en Grèce soit totalement occultée par ces sentinelles du capital que constituent les médias dominants. (...)
Pour les Allemands et les Français, l’épouvantail de la crise grecque revêt une double valeur pédagogique :
– il freine les revendications sociales en faisant planer la menace de l’austérité ;
– il dédouane les élites du fiasco de l’euro en l’attribuant au tropisme de ce peuple situé aux marges de l’Europe.
Alors que la crise financière grecque est l’effet cumulé de l’injustice sociale, de la crise mondiale et du carcan monétaire européen, on l’impute à l’irrationalité intrinsèque d’une population accrochée à ses privilèges archaïques. (...)
N’ayant pu supprimer des institutions démocratiques qui furent conquises de haute lutte, les puissances d’argent s’emploient cependant à les vider de leur substance. Que l’on vote tant qu’on voudra, peu importe puisque le pouvoir que le peuple croit exercer n’est qu’illusion. (...)
Frappante est la façon dont les médias français, pendant plusieurs jours, ont présenté le résultat des élections grecques. Alors que l’événement majeur résidait dans la déconfiture du bipartisme traditionnel au profit de la gauche radicale, on avait l’impression que le seul fait digne d’être commenté était le résultat de 7% obtenu par un parti d’extrême droite.
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la seule solution dont disposent les dirigeants européens pour satisfaire la voracité des marchés, ce sera celle que suggérait Bertolt Brecht dans une boutade célèbre : il ne reste plus, désormais, qu’à dissoudre le peuple.