
Daria Serenko, militante et poétesse russe de 30 ans, anime depuis la Géorgie un réseau féministe opposé à la guerre de Vladimir Poutine contre l’Ukraine. Pour elle, il est important que les Russes se libèrent de leurs biais coloniaux.
(...) Si elle peut parler à visage découvert, ce n’est pas le cas de ses camarades restées au pays, qui doivent agir clandestinement. Des partisanes au sens russe, explique-t-elle, agissant de manière souterraine. De passage en France, elle a accordé un entretien à Mediapart depuis Toulouse, où elle était invitée par l’université de Toulouse-Jean-Jaurès et le département de la Haute-Garonne.
Mediapart : Comment avez-vous commencé à militer ?
Daria Serenko : J’ai commencé à être active politiquement il y a neuf ans, surtout après la première invasion de la Russie en Ukraine et l’annexion de la Crimée en 2014. J’ai commencé tout de suite par des actions féministes. Mais la Résistance féministe anti-guerre a vraiment été formalisée après la deuxième invasion du 24 février 2022.
Toutes ces dernières années, je me suis beaucoup concentrée sur les questions de violences fondées sur le genre : violences conjugales, violences sexualisées. Et aujourd’hui je m’intéresse beaucoup à la violence conjugale à caractère sexuel en temps de guerre, parce que la violence fondée sur le genre et la violence militaire se croisent. Ce sont des sujets transversaux. (...)
La guerre de Poutine contre l’Ukraine est une guerre coloniale. Et pour la mener, il est nécessaire de créer un ennemi interne afin de détourner l’attention des gens. Pour cela, il a créé le fameux ensemble de « valeurs traditionnelles », comme il dit. Par conséquent, les LGBT+, les femmes, tous les groupes vulnérables deviennent des ennemis internes, parce que nous sommes les personnes qui rendent les crimes de Poutine visibles.
Depuis la Géorgie, comment s’organise le mouvement Résistance féministe anti-guerre ?
Il faut comprendre que nous sommes un mouvement horizontal et décentralisé. Nos militantes travaillent en Russie. Il y a des militantes aussi dans vingt-deux autres pays. Nous communiquons constamment au sein de ce réseau. Quelle que soit l’action entreprise sur le territoire russe, elle aura été discutée, abordée avec les militantes qui sont sur place en Russie.
Nous sommes un mouvement de partisanes, au sens russe, c’est-à-dire souterrain, clandestin. Nos militantes en Russie se masquent le visage pour être anonymes, parce qu’aujourd’hui en Russie, on peut être poursuivi en justice et torturé pour diffusion de tracts anti-guerre. Et si vous êtes une femme, vous risquez aussi des violences à caractère sexuel de la part des forces de l’ordre.
Par contre, les militantes qui ont quitté la Russie manifestent à visage découvert, publiquement. C’est nous qui mobilisons les ressources et gérons les mots de passe, tout ce qui est électronique. Nous disposons de notre propre système de sécurité, sur lequel je ne peux pas en dire plus. (...)
À chaque entretien, on me pose cette question : pourquoi les Russes ne manifestent-ils pas ? Généralement, ce sont des journalistes des pays démocratiques qui me posent cette question. Ils n’arrivent pas vraiment à se figurer ce que ça fait pour une femme dans une manifestation de se retrouver avec cinq CRS sur son dos. Ils ne s’imaginent pas ce que ça fait aussi pour un père d’être mis en prison pendant deux ans parce que sa fille, en cours de dessin, a fait un dessin anti-guerre. Et cela fait vingt ans que ça dure.
Bien sûr, une partie de la société soutient Poutine. Mais en temps de dictature, on ne peut pas vraiment faire d’études sociologiques véritables. Toute mesure est hypothétique. (...)
Beaucoup de gens ne comprennent pas ce qu’est un pouvoir comme le nôtre. On pense que s’il y a des millions de personnes dans la rue, quelque chose changera. Mais prenez l’exemple du Bélarus. Un million de personnes sont sorties dans la rue, mais ensuite Poutine y a envoyé ses forces et la révolution n’a pas eu lieu.
Les Occidentaux n’ont-ils pas été trop complaisants envers le régime poutinien pendant des années ?
La réaction après 2014 a été insuffisante. Les sanctions n’ont pas été assez fortes et efficaces. Beaucoup de pays ont continué d’entretenir des relations commerciales et diplomatiques, et ont même vendu des armes à la Russie. La Russie est un agresseur et un criminel de guerre, et cela s’est fait avec le blanc-seing du reste du monde. J’ai très peur qu’à un moment donné les pays occidentaux, et l’Europe en particulier, cessent de soutenir l’Ukraine. Je le crains, parce que ce sera la fin pour l’Ukraine, mais aussi pour la société civile russe. (...)
En Europe, il y a une idée qui, petit à petit, émerge : il faudrait moins armer l’Ukraine. C’est une prise de position que l’on retrouve par exemple en Allemagne, considérant qu’il faudrait négocier davantage et que les impôts ne doivent pas servir à acheter des armes pour l’Ukraine. Cela me rappelle les situations de violence conjugale, où les voisins entendent très bien ce qui se passe de l’autre côté de la cloison mais ne veulent pas s’en mêler. (...)
Nous soutenons les demandes des féministes ukrainiennes, notamment leurs demandes à l’égard des politiques internationales, et nous reconnaissons qu’en tant que féministes russes, l’empire est également en nous, que notre côté impérial fait quasiment partie de notre corps. Quand des féministes ukrainiennes nous critiquent, nous faisons un travail sur nous-mêmes et nous trouvons ces critiques importantes. (...)
Que voulez-vous dire par « faire un travail sur vous-mêmes » ?
La Russie doit être décolonisée, et il ne s’agit pas seulement des anciennes républiques soviétiques, cela concerne aussi le rapport qu’entretient le centre avec les républiques nationales, qui ont des identités ethniques différentes. Nous œuvrons beaucoup avec des mouvements anti-guerre décolonialistes.
Nombre d’entre nous, qui avons grandi en Russie, en savent très peu sur les diverses guerres coloniales, comme en Tchétchénie et en Syrie. Aujourd’hui, nous en apprenons davantage. (...)
Il y a de plus en plus de preuves que les soldats qui rentrent de la guerre et qui ont commis des crimes s’adonnent à des violences conjugales chez eux ou se droguent, parce qu’ils rentrent tous avec un syndrome post-traumatique. Ce cycle de violences ne peut que s’alimenter lui-même. Beaucoup d’hommes envoyés au front étaient déjà violents avant la guerre. Par exemple, la société Wagner recrute en prison parmi ceux qui souvent ont été condamnés pour des violences conjugales ou l’assassinat de leur femme.
Pour moi, en tant que féministe, c’est une preuve que toutes les formes de violence sont étroitement liées, car la guerre est la manifestation extrême du patriarcat.