“C’est un dossier urgent qui est entre de bonnes mains, il ne faut pas s’inquiéter.” Habib Sidhom, le président de l’Université de Tunis (qui correspond au rectorat), est formel. Un groupe d’étudiantes lui a révélé courant novembre le harcèlement moral et sexuel qu’elles déclarent subir de la part de leur professeur, Aymen Hacen. L’affaire est aujourd’hui prise très au sérieux par le ministère de l’Enseignement supérieur et le professeur a finalement été suspendu le 26 décembre.
Les étudiantes d’Aymen Hacen avaient décidé de boycotter ses cours depuis le 2 décembre. Lui a continué d’enseigner et à être présent au sein de l’école jusqu’à mi-décembre. Pourtant, les premières dénonciations de harcèlement sexuel au sein de l’ENS Tunis remontent à 2017 et d’autres plaintes avaient été portées contre lui lorsqu’il était étudiant à l’ENS Lyon, pendant l’année scolaire 2007-2008. Mais rien de concret n’a jamais été fait pour protéger les étudiantes.
Un professeur embarrassant
Dès la rentrée 2017-2018, neuf étudiantes, âgées de vingt ans pour la plupart, trouvent que leur professeur Aymen Hacen, qui est assistant permanent en langue et civilisation française à l’ENS Tunis, a une attitude déplacée. Au sein de cette promotion entièrement féminine, plusieurs filles témoignent de commentaires personnels sur leur vie privée et d’une proximité très déplacée. (...)
Elles racontent qu’il les appelle “ma chérie”, insiste énormément sur les allusions sexuelles des auteur·es pendant les analyses de texte, sans que cela ne soit justifié d’après elles. “On ferme la porte et le festival commence”, résume l’une des élèves.
Nadia*, une enseignante, témoigne que des étudiantes se confient régulièrement à elle. “Parfois, il les appelle après minuit, propose de les raccompagner après les cours… En classe, il sexualise tout”, rapporte-t-elle. Cette dernière a pu écouter l’enregistrement d’un de ses cours. (...)
#EnaZeda relance l’affaire
En octobre 2019, à la suite de la diffusion de photos d’un député se masturbant devant une lycéenne, de nombreuses femmes se mettent à raconter publiquement les cas de harcèlement sexuel qu’elles subissent au quotidien. Cette déferlante de témoignages crée le mouvement “EnaZeda” (“moi aussi” en tunisien) qui libère la parole des victimes.
L’explosion du hashtag et du mouvement relance l’affaire d’Aymen Hacen. Le 5 novembre, une jeune femme témoigne anonymement sur le groupe Facebook “EnaZeda” avoir été harcelée par un professeur de l’ENS de Tunis. Contactée par Inkyfada, Soumaya* relate des faits datant de 2014, alors qu’elle était encore mineure et lycéenne.
Intéressée par le milieu littéraire et par les travaux d’Aymen Hacen qui publie des ouvrages de poésie, Soumaya se rend à une de ses séances de dédicace. Il promet de lui donner des conseils sur les filières existantes, notamment celles que propose l’ENS. Quelques jours à peine après leur rencontre, il se met à lui parler régulièrement par messages et à “aimer” toutes ses photos sur Facebook. Soumaya a le sentiment que les échanges vont trop loin lorsqu’il lui demande une “photo de ses pieds” pour une prétendue enquête morphologique.
Lorsque Soumaya poste son témoignage anonyme sur le groupe #EnaZeda, des personnes reconnaissent l’enseignant et révèlent son nom en commentaires. D’autres jeunes femmes révèlent des faits similaires. Plusieurs, dont certaines étudiantes de l’ENS, affirment avoir reçu la même demande.
Inkyfada a pu consulter plusieurs captures d’écran de ce message envoyé à de nombreuses femmes. (...)
Mais l’affaire ne concerne pas seulement les étudiantes de l’ENS Tunis. Abir Krefa, une ancienne étudiante en master de recherche à l’ENS Lyon, en France, témoigne à son tour le 6 novembre. Elle raconte qu’en 2006, Aymen Hacen était doctorant dans le même établissement au titre d’auditeur étranger grâce à un programme d’échange. Pour les besoins de sa recherche, Abir Krefa lui propose un rendez-vous professionnel dans un café. “On discutait et très rapidement, il est devenu physiquement envahissant puis il m’a embrassée par surprise”.
Abir Krefa le repousse et l’affaire ne va pas plus loin. “J’avais 28 ans, je n’avais pas de lien hiérarchique avec lui, donc je n’avais pas peur”, estime-t-elle quand elle y repense aujourd’hui. Mais la jeune femme n’est pas la seule à dénoncer les agissements d’Aymen Hacen à l’ENS Lyon. D’autres plaintes ont été portées contre lui, dont une pour viol.
Plainte pour viol à Lyon, une affaire classée sans suite
“Il y a 10 ans, ce prédateur faisait déjà de même à l’ENS de Lyon (j’y étais)”. Laélia Véron ne décolère pas. En voyant la vague de témoignages au sujet d’Aymen Hacen à Tunis, cette chercheuse, ancienne étudiante à l’ENS Lyon, a tenu à témoigner publiquement de ses agissements.
“J ’étais sa colocataire à l’ENS de Lyon. J’avais la vingtaine. Je connais deux personnes qui l’ont accusé de viol [et de] multiples accusations de harcèlement et d’agression”. Contactée par Inkyfada, Laélia Véron raconte qu’un soir, alors qu’Aymen Hacen était avec une fille dans sa chambre, elle entend des cris qui l’inquiètent. Le lendemain, elle retrouve la jeune femme en question qui lui montre des “traces de coups dans son cou”, preuves des violences subies la veille.
“La victime a fait faire un certificat médical faisant état d’une grande détresse psychologique et de marques de violence physiques”, continue Laélia Véron. Elle affirme qu’une plainte a été déposée contre lui et qu’une confrontation a eu lieu entre la jeune femme et Aymen Hacen au commissariat.
Du côté de l’ENS Lyon, l’établissement confirme ces informations dans un mail adressé à Inkyfada, envoyé avec l’accord de la victime. (...)
Laélia Véron a “du mal à penser que l’enquête a été faite sérieusement”. “Ni moi ni l’autre colocataire qui a accompagné la victime n’avons été interrogées alors que j’étais présente sur les lieux de l’agression”. D’après elle, la plainte a été classée sans suite, pour “manque de preuves”. Une situation récurrente en France, où, d’après les chiffres du ministère de la Justice, 76 % des enquêtes pour viols ont été classées sans suite en 2017. (...)
Une mobilisation qui paie
“On s’est tues pendant un an mais maintenant, on parle”. Ce silence, les étudiantes de l’ENS Tunis le justifient par la peur de ne pas être crues, peur de subir la pression de l’accusé, très connu dans le milieu littéraire selon ce qu’il leur racontait.
Depuis novembre 2019, elles décident donc de reprendre leur combat. Elles se sont ainsi réunies et organisées pour compiler des preuves et contacter les nouvelles élèves d’Aymen Hacen, qui rencontrent les mêmes problèmes. (...)
À la suite de la mobilisation et des plaintes, le rectorat a décidé de suspendre Aymen Hacen depuis le 26 décembre, le temps que l’enquête suive son cours. Le dossier est entre les mains du ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche. C’est la première fois qu’une telle mesure est prise. (...)
les étudiantes de l’ENS de Tunis commencent à voir les fruits de leur mobilisation et de la médiatisation de l’affaire. Même si elles ont eu écho d’une plainte pour diffamation déposée par Aymen Hacen, elles restent confiantes. Avant sa suspension de l’école, il avait par ailleurs été décommandé de plusieurs manifestations publiques comme une rencontre dédiée à la poésie à La Marsa ainsi qu’un festival à Quimper en France. “Maintenant, on va se battre jusqu’au bout”, assurent les étudiantes.