
S’intéresser à Ce que les riches pensent des pauvres (Seuil, 2017) peut sembler la moindre des choses lorsque les inégalités s’emballent et que la pauvreté ne se réduit plus. Le premier enjeu de la question est de taille, puisqu’il s’agit de cerner les déterminants de la solidarité vis-à-vis des plus pauvres, dans différents contextes sociaux, et de prendre la mesure des préjugés qui y font obstacle. Pourtant, cette question a rarement été posée (...)
Serge Paugam, Bruno Cousin, Camila Giorgetti, Jules Naudet : On ne peut pas complètement comprendre les inégalités et la pauvreté sans s’intéresser à la vision qu’en ont celles et ceux qui bénéficient le plus de l’état actuel de la répartition des diverses ressources, à savoir les classes supérieures. Celles-ci ont un poids disproportionné sur les décisions individuelles et collectives contribuant à la perpétuation ou à l’aggravation des inégalités, et à la légitimation ou à l’inverse à la déligitimation des politiques de lutte contre la pauvreté. Elles ont aussi un rôle important dans la diffusion des représentations et des divers registres argumentatifs sur lesquels s’appuie la stigmatisation des pauvres.
Ainsi, ces frontières symboliques tracées par leurs discours – en exprimant plus ou moins explicitement ce qui est moralement respectable, distinctif culturellement ou économiquement valable – peuvent contribuer au marquage et à la consolidation des frontières sociales ou, au contraire, à leur effacement ou leur déplacement. Autrement dit, et pour le dire plus simplement, si l’on veut vraiment combattre les préjugés envers les classes populaires et les pauvres, et les effets de ceux-ci, il n’est pas suffisant de les démentir. Il faut aussi analyser et comprendre ces préjugés dans le détail, ainsi que les différentes façons dont ils se déploient. (...)
Notre ouvrage porte principalement sur comment les classes supérieures des quartiers les plus socialement sélectifs de Paris, São Paulo et Delhi se représentent les classes populaires. Il est issu de l’analyse de 240 entretiens approfondis (80 dans chacune des trois villes), que les habitants de ces quartiers nous ont accordés entre 2012 et 2014. Ce qu’il en ressort d’abord, c’est qu’au quotidien le souci principal des classes supérieures, en termes de stratégie de distinction, n’est pas de se démarquer des plus pauvres. Principalement parce que nous vivons, même en France, dans des sociétés tellement inégalitaires que la distinction générale entre les catégories aisées et défavorisées va le plus souvent de soi. En revanche, nos interviewés cherchent souvent activement à se démarquer des classes moyennes-supérieures et moyennes, plus proches d’eux et vis-à-vis desquelles ils tiennent à affirmer et défendre leur supériorité statutaire. Ils cherchent aussi à se protéger des interactions avec les classes populaires, lorsque ces dernières sont perçues comme des menaces à l’égard de leur mode de vie ou de leur sécurité physique ou sanitaire. Enfin, il leur faut éventuellement répondre à la critique sociale, voire à leur propre mauvaise conscience, en montrant autant que possible que leurs privilèges ne sont pas le produit d’injustices trop flagrantes.
Néanmoins, effectivement, si l’on retrouve dans les trois villes une préoccupation pour le maintien d’un ordre moral local et d’un environnement culturel caractéristiques des quartiers bourgeois, ainsi qu’une stigmatisation des pauvres en termes de péril physique et d’atteinte à la propreté, ces différentes dimensions n’ont pas le même poids et se déclinent différemment dans chacun des cas nationaux que nous avons étudiés. (...)
Par exemple, un tiers des interviewés indiens développent une explication par la caste et le karma décrivant l’infériorité de naissance des groupes subalternes comme le résultat de leur démérite dans leurs vies antérieures. Alors que leurs homologues parisiens insistent sur la paresse des pauvres en y voyant une tare certes héréditaire, mais dont ils seraient responsables : si la grande majorité des interviewés évoquent spontanément les déterminants sociaux de la pauvreté et considèrent comme évident que tous les enfants ne disposent pas des mêmes opportunités et chances de réussite, ils n’en sont pas moins nombreux à affirmer que les adultes pauvres qui le restent manquent de volonté pour s’extraire de leur condition. (...)
Dans la société salariale française, les conquêtes sociales, l’importance accordée aux groupements professionnels dans la revendication et la défense des droits sociaux, l’idée selon laquelle les citoyens sont des associés solidaires face aux aléas de la vie et surtout l’institutionnalisation de l’Etat-providence ont forgé une représentation plus englobante de la solidarité et permis une réduction des inégalités sociales. Mais les risques de fragmentation existent et sont de plus en plus visibles : ce qui faisait tenir ensemble des individus et des groupes divers au sein de cette société salariale s’affaiblit peu à peu au profit d’une logique de plus en plus diffuse en haut de l’échelle sociale et terriblement menaçante, qui affecte tout à la fois : le principe de mixité sociale, la notion d’espace public démocratique et ouvert à tous, la confiance mutuelle... (...)