
Son ascension vertigineuse enchante autant les investisseurs immobiliers qu’elle suffoque les moins fortunés. Depuis la crise de 2009, l’immobilier londonien a vu sa valeur augmenter de 55%. Tandis que millionnaires et spéculateurs financiers sont accueillis à bras ouverts dans la capitale britannique, un nombre croissant de ses habitants sont progressivement évincés de leurs quartiers, toujours plus loin en périphérie ou en province. Les conservateurs ont beau invoquer les « forces irrésistibles » du marché pour se délester de leurs responsabilités, le « nettoyage social » de la capitale n’aurait pas lieu sans une once de volonté politique.
(...) « Ça devait être détruit pour les Jeux Olympiques [de 2012, ndlr], assure une voisine en pointant du doigt la tour Dennison, à une centaine de mètres. La plupart des habitants avaient été déplacés mais, allez savoir pourquoi, ça tient toujours debout et presque plus personne n’y habite. » Fleurons de l’État providence d’après guerre, les « council houses » censées arracher les classes populaires aux bidonvilles avaient imprégné la fabrique sociale des villes britanniques. Dans le quartier de Stratford, les trois tours HLM avaient surgi des ruines vingt ans après les raids aériens du Blitz, offrant aux familles ouvrières « des logements bon marché et décents. » (...)
Seulement, il ne fallut que l’élection de Margaret Thatcher pour les voir disparaître du giron étatique. Sous les termes du « Right to Buy », « le droit d’acheter » son logement, mesure phare de sa révolte néolibérale, environ deux millions de logements sociaux étaient bradés au secteur privé à partir de 1980. Trente ans plus tard, les Britanniques en paient encore le prix : 5 millions d’entre eux languissent sur des listes d’attente pour décrocher un HLM [1]. Ça n’a pas empêché le Premier ministre récemment réélu, M. David Cameron, d’y aller de son allégeance au passé en promettant la vente de plus d’un million de « council houses » supplémentaires.
Organiser l’exode des pauvres...
À quelques encablures du lotissement fantôme, la rue commerçante de Stratford voit s’ébrouer une épaisse foule de passants multicolores. Ici, 27% des enfants grandissent en dessous du seuil officiel de pauvreté. C’est là que Hannah Caller pose son formulaire de pétition à l’attention du maire, Sir Robin Wales, et dégaine son micro branché à deux enceintes sur roulettes. « Les autorités de Newham expulsent des familles entières de Londres, s’écrie-t-elle. Elles sont envoyées de force à Birmingham, à Manchester. Arrêtons le nettoyage social de Stratford. Repeuplons le Carpenters Estate. » (...)
Sous prétexte de « régénérer » des quartiers, les autorités locales de Londres, prises à la gorge par la fièvre austéritaire des conservateurs depuis 2010, vendent des blocs entiers de logements sociaux à des développeurs immobiliers privés. Tandis que les premières déplacent des centaines d’occupants loin du centre-ville ou en province, les seconds construisent de coquets appartements là ou le prix du mètre carré n’est pas encore trop exorbitant. Dans le quartier populaire de Elephant and Castle, par exemple, 3 000 logements sociaux ont été détruits. (...)
Même la municipalité conservatrice de Westminster, l’une des plus riches de la capitale, a signalé que ses résidents de classe moyenne « ne pourront plus se permettre d’y vivre, ou seront perpétuellement dépendants d’aides au logement. » [3] Selon ses calculs, un ménage devrait gagner environ 100 000 livres (138 000 euros...) par an pour s’y offrir un appartement « abordable ». Devrait-on dès lors s’étonner qu’environ 60 000 jeunes ont fait leurs bagages pour la province ces deux dernières années ? [4] (...)
« Il y a aussi un fort impact des réformes sociales, explique Colin Wiles, consultant immobilier indépendant. Comme le gouvernement réduit le montant des allocations et des aides au logement, les gens ne parviennent plus à payer leurs loyers et sont forcés de quitter Londres. » De fait, David Cameron s’est distingué comme un chef de chantier radical de la démolition sociale : il s’apprête à supprimer (sous condition) les aides au logement des jeunes chômeurs et à amputer les dépenses sociales de 12 milliards de livres d’ici 2018.
« Régénération », plus propre que « nettoyage social »
En parallèle, 560 000 ménages londoniens sont frappés par la précarité énergétique – condamnés au dilemme du « eat or heat » (manger ou se chauffer) – dont un quart dépensent 20% de leurs revenus en énergie en raison de logements mal isolés [5]. (...)
« Je suis en faveur des riches. » Voilà ce que le maire de Londres déclarait courageusement à la BBC quelques semaines avant les élections législatives de mai dernier. C’est que l’ancien journaliste du Daily Telegraph a fait du cynisme bravache un signe de distinction politique et ne mesure le rayonnement de sa ville qu’à la hauteur de ses affreux gratte-ciels. (...)
La capitale compte plus de milliardaires qu’aucune autre ville au monde – une petite centaine, et environ 340 000 autres millionnaires [6] Si Boris Johnson est friand de déclarations d’amour publiques à leur attention [7], il n’en est pas moins un homme politique élu : un mois avant les municipales de 2012, il annonçait refuser « un nettoyage social à la kosovare. » Du coup, il préfère parler de « régénération » : c’est moins clivant. (...)
En janvier dernier, l’agence Knight Frank assurait, dans une publicité pour ses nouveaux appartements de luxe, que le retour sur investissement londonien est « meilleur que l’or et le FTSE100 [indice boursier des grandes entreprises britanniques, ndlr] » Ainsi, dans le quartier de Thameside, 80% des nouveaux logements sont détenus par des investisseurs étrangers. On estime que 22 000 de ces propriétés restent vides, comme les trois tours du Carpenters Estate, telles des actions en bourse attendant d’être revendues à prix d’or.