
L’offensive déclenchée par l’armée turque avec l’aide de miliciens de l’Armée syrienne libre contre la ville d’Afrin vise d’abord les combattants kurdes. Elle complique encore la situation en Syrie où les puissances extérieures jouent un rôle primordial.
La région d’Afrin dans le nord-ouest de la Syrie, à dominance kurde, est depuis quelques jours soumise à un déluge de feu de la part de la Turquie qui a lancé une opération de grande envergure (voir la carte interactive de l’application liveuamap) pour neutraliser la présence kurde dans cette partie de la Syrie. Les Kurdes se sont préparés de longue date à contrer une offensive terrestre, mais les bombardements des F-16 ne sont pas sans conséquences meurtrières, en particulier pour les populations civiles. Par ailleurs, cette violation de l’espace aérien par la Turquie n’a pu se faire qu’avec l’accord tacite de la Russie.
Cette nouvelle offensive turque bouscule une région relativement calme ces trois dernières années, où une administration autonome a été mise en place. Afrin est, avec Kobané et Qamichli, l’un des cantons de la « Fédération démocratique du nord de la Syrie ». Elle échappe aux djihadistes et au régime de Damas, mais demeure isolée du reste du Rojava à cause de l’intervention turque à Jarablous et Al-Bab en 2016, qui a empêché l’unité territoriale du nord de la Syrie. Recep Tayyip Erdoğan veut en finir avec l’expérience politique originale qui s’y développe. Pour autant, cette offensive militaire n’est pas sans risque pour lui. (...)
LÉGITIME DÉFENSE ?
La Turquie présente l’invasion comme une « élimination de terroristes kurdes », or la région d’Afrin, beaucoup plus encore que celle de Kobané, est une mosaïque de peuples : les Kurdes y vivent avec des Arabes, des Assyriens, des Turkmènes. Récemment 20 000 yézidis — une minorité religieuse kurde qui a échappé aux massacres perpétrés par l’organisation de l’État islamique (OEI) au Sinjar en Irak — s’y sont installés. (...)
Adem Uzun :
C’est une invasion. La Turquie n’est pas invitée par la Syrie. Les Kurdes d’Afrin n’ont pas attaqué la Turquie. Le droit international est très clair là-dessus : envahir un pays qui ne vous a pas attaqué est un crime de guerre. Il y a des centaines de milliers de réfugiés venus de toute la Syrie qui, depuis des années maintenant, ont trouvé dans la région d’Afrin une sécurité. Le camp de réfugiés Rubar a été touché par des F-16 turcs samedi dernier.
L’offensive turque survient après l’annonce par Washington de la création d’une force frontalière de 30 000 personnes, composée notamment de membres des Forces démocratiques syriennes (FDS)1 et des Unités de protection du peuple (YPG), la force qui a chassé l’organisation de l’État islamique (OEI) du nord de la Syrie, de Rakka et de Deir el-Zor. Pour la Turquie, il est évident que le partenariat entre les États-Unis et les Kurdes de Syrie ne s’arrêtera pas avec la défaite militaire de l’OEI. (...)
Sur le terrain, et devançant l’armée turque, ce sont les milices de l’Armée syrienne libre (ASL) qui accompagnent l’offensive et attaquent les villages dans la région d’Afrin. Si l’ASL s’est constituée au début de la guerre civile comme force armée de la révolution syrienne, composée de rebelles dits « modérés », elle est devenue une force hétéroclite qui a perdu ses ambitions initiales. Adem Uzun :
Au début l’ASL se battait contre le régime d’Assad, maintenant c’est différent. Ses membres sont équipés, armés et instrumentalisés par la Turquie. Aujourd’hui, ils se battent contre les Kurdes et les autres composantes de la société à Afrin. Ils sont devenus des mercenaires au service de l’armée turque. Ce n’est plus une armée « libre ». (...)
les signaux donnés par les États-Unis sont troubles. Donald Trump avait promis de ne plus armer les Kurdes de Syrie, le Pentagone déclare au contraire qu’ils maintiendront une présence militaire aux côtés des Kurdes syriens pour longtemps. On peut penser que c’est le Pentagone qui aura le dernier mot.
LE PARI RISQUÉ D’ERDOĞAN
Quand la Turquie est entrée à Jarablous, après avoir lâché Alep, elle s’est avancée vers Al-Bab, une petite ville plus au sud, tenue par les djihadistes. Cela lui a pris trois mois pour prendre le contrôle de cette ville, avec de lourdes pertes à la clef. Afrin est beaucoup plus grand avec un environnement montagneux ; l’opération risque de se prolonger au-delà des estimations effectuées par l’état-major turc. (...)
En Turquie, des dizaines d’internautes ont été arrêtés ces dernier jours à cause de ce qu’ils publient sur les réseaux sociaux contre l’invasion turque en Syrie. Erdoğan a averti le Parti démocratique des peuples (HDP), à propos de toute tentative d’organiser des manifestations contre l’opération en Syrie : « Nous écraserons quiconque s’oppose à cette lutte nationale. Vous êtes suivis à la trace. Quelle que soit le lieu où vous sortirez, nos forces de sécurité seront sur vous. »