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Est-ce que j’ai une gueule d’endoctrineur ?
Philippe Watrelot : « je suis un pédagogiste. Gommer les clichés construire une meilleure école » ESF-Sciences Humaines 2021
Article mis en ligne le 15 novembre 2021

École : comment on endoctrine nos enfants » la couverture du Figaro Magazine du 12 novembre 2021 a suscité de vives réactions chez les enseignants. A juste titre, car même si le titre parle de l’institution « École », ce sont bien les actes des enseignants qui sont visés par ce dossier qui s’appuie sur quelques cas isolés (et déformés) pour tirer des généralités. Même si cette attaque n’est malheureusement pas inédite, elle mérite une réponse forte.

Non, mais… est-ce que j’ai une gueule d’« endoctrineur » ?

Une vieille histoire

Un des rares avantages de l’âge c’est d’avoir un peu de recul et des souvenirs. Ces attaques ne sont pas neuves. L’École les subit depuis longtemps. Le procès en endoctrinement et en idéologie est une constante d’une certaine presse.

Des disciplines scolaires sont particulièrement exposées : l’Histoire-Géographie, les Sciences Économiques et sociales, … Mais les sciences de la vie et de la terre, les Lettres et tout autre enseignement peuvent y être confrontés.

Je suis enseignant de sciences économiques et sociales depuis quarante ans. Je me souviens que lors de ma première année d’enseignement, des députés s’étaient indignés que dans un manuel de SES au chapitre sur le budget de l’État, on trouvait une bande dessinée intitulée « l’escadre » où des bateaux militaires pris dans une sorte de nuage magique se transformaient en leur équivalent civil : un croiseur se transformait en lycée ou en hôpital, les mitraillettes tiraient des tickets de métro… Les professeurs de SES étaient alors accusés par ces députés de porter atteinte au moral de l’armée et d’endoctriner les élèves avec une idéologie pacifiste.

Depuis, les attaques n’ont pas cessé. Les professeurs de SES sont vus comme de dangereux idéologues gauchistes qui ne donnent pas une image positive de l’entreprise ou qui invitent à réfléchir sur les mécanismes de socialisation genrée ou les classes sociales. La dernière attaque en date remonte à 2016-2017 (sous la houlette de Michel Pébereau) et reprochait aux programmes de ne pas suffisamment parler du marché. Ce travail de groupe de pression a payé et a donné lieu à une nouvelle version des programmes.

En 2012-2013, on se rappelle que la panique morale qui avait cours portait sur une supposée « théorie du genre » et s’était appuyée sur les ABCD de l’égalité (...)

Les professeurs d’histoire-géographie ne sont en effet pas en reste et sont très souvent la cible des attaques contre les enseignants. Ils le sont à plus d’un titre. D’abord en tant que profs d’histoire parce qu’on les accuse régulièrement de ne pas donner une image positive de la France et de ses « héros ». Mais aussi car ils sont souvent en charge de l’Education Morale et Civique (EMC) et donc amenés à aborder des « questions socialement vives ». On se souvient que c’est à l’occasion d’une séance d’EMC que la rumeur qui a entrainé l’assassinat de Samuel Paty a débuté.

On pourrait donc rassembler de nombreuses Unes et de couvertures à travers les années qui montrent que ces procès en idéologies ne sont pas nouveaux. Cette couverture récente du Fig Mag fait écho à bien d’autres et nous rappelle que son ancien rédacteur en chef, Louis Pauwels dénonçait déjà en 1986 « les écoliers de la vulgarité pédagogique […] une jeunesse atteinte d’un SIDA mental. »

Qui endoctrine qui ?

En évoquant quelques souvenirs, j’ai essayé de montrer que les programmes ont toujours été l’objet de pressions et d’enjeux politiques. (...)

Pour reprendre l’exemple des derniers programmes de SES, on ne compte plus le nombre d’heures consacrées au « marché » en Seconde et en Première avec une vision très libérale, en Terminale on enjoint de montrer comment le progrès technique peut résoudre la crise climatique mais la notion de décroissance a quant à elle, bizarrement disparu... Qui endoctrine qui ?

On pourrait trouver d’autres exemples dans de nombreux domaines. (...)

On assiste ainsi à une rigidification des pratiques qui n’est pas sans rappeler ce qui se produit aussi dans le Primaire avec l’insistance, au mépris des conférences de consensus, à imposer une méthode de lecture.

Ces rappels donnent tout son sens à l’article qui est peut-être le plus grave de ce dossier. Il s’agit de l’interview de Souad Ayada, la présidente du Conseil Supérieur des Programmes. (...)

Elle y déplore n’avoir aucun pouvoir sur le contenu des manuels et presque souhaiter qu’il y ait un manuel officiel pour chaque niveau. Cela va à l’encontre de l’autonomie des enseignants et de l’idée même de concurrence entre les éditeurs. Ne pas faire confiance au « marché » et au libre choix, voilà qui est paradoxal pour un gouvernement « libéral » !
Mais cela nous permet surtout de reposer une nouvelle fois la question : qui endoctrine ?

Éduquer et respecter les valeurs de la République.

Sur les réseaux sociaux, certains commentateurs en soutien à ce dossier du Figaro argumentaient en reprochant à l’école de s’immiscer dans la sphère de l’éducation familiale. Pour ceux ci, l’École ne devrait qu’instruire et en aucune manière se préoccuper de transmettre des principes et valoriser des comportements. Elle ne devrait pas se mêler de ce qui relèverait de la famille ou de la communauté.

Rappelons que le ministère de l’Instruction Publique n’existe plus depuis longtemps. Dès la IIIème République et Jules Ferry, on parle d’Éducation Nationale. Et l’enjeu était bien de transmettre des valeurs qui sont celle de la République pour limiter l’influence du religieux et forger des citoyens. Il l’est toujours et plus que jamais.

Il est là aussi paradoxal à l’heure où on ne cesse d’en appeler aux « valeurs de la République » que de refuser que l’on travaille en classe sur l’égalité des sexes et des genres, ou encore sur l’esclavage qui est la négation ultime de la liberté. (...)

Il est scandaleux que dans la présentation de ce dossier du Figaro Magazine, l’« antiracisme » soit présenté comme une idéologie et sa promotion comme de l’« endoctrinement ». La Fraternité c’est le respect d’autrui et reconnaitre l’Autre dans sa singularité et sa diversité. L’instrumentalisation de la laïcité promue aujourd’hui par le ministre est bien une doctrine fondée sur l’exclusion et le déni des inégalités.

Le « séparatisme » qu’on évoque à tout bout de champ n’est-il pas surtout dans l’existence des ghettos de riches avec des écoles privées (de diversité…) où l’enjeu est de ne surtout pas croiser des personnes différentes et de rester dans l’entre-soi. Je fais l’hypothèse que ceux qui s’indignent le plus des « foulards » sont aussi ceux qui risquent le moins d’en croiser là où ils vivent...

Je fais aussi l’hypothèse que ceux qui ont forgé le mot « pédagogisme » sont les cousins de ceux qui ont parlé en ricanant de « droits-de-l’hommisme »...

Diversion

Comme tous les enseignants, je me suis senti insulté et sali par ce dossier du Figaro Magazine qui remet en cause notre déontologie et notre sens du service public. (...)

Pendant ce temps là, on ne parle pas des vrais problèmes de l’École. Se demander pourquoi le métier d’enseignant est délaissé, s’intéresser à l’escroquerie de la réforme de la formation, voilà des vrais sujets. Se demander pourquoi le Ministre a atteint un niveau de détestation jamais égalé voilà une question qui n’effleurera pas les éditorialistes vivant en vase clos. Tout comme ces premiers de la classe ne s’inquiéteront jamais du triste record de l’École Française en matière de reproduction des inégalités. C’est sur ce sujet que je souhaiterais entendre les candidats à la présidentielle !

En attendant, je vais continuer bien modestement, malgré tout, à enseigner ET éduquer, à donner des outils à mes élèves pour comprendre le monde et la société, à favoriser l’esprit critique et leur permettre de s’éveiller (comment dit-on en anglais ?) et de s’émanciper...

Lire aussi :

La lutte contre le wokisme : une nouvelle lubie dangereuse.
La nouvelle lubie actuelle de la droite conservatrice est la lutte contre le « wokisme ». Ce terme déjà très galvaudé aux États-Unis est importé désormais en France pour désigner péjorativement toutes les personnes engagées dans les luttes anti-racistes, féministes, LGBT ou encore écologistes. Plus étonnant encore est cette nouvelle tendance de la droite conservatrice à vouloir faire du « wokisme » le nouveau danger qui menacerait l’école.

Or, il y a plusieurs conséquences très grave dans cette nouvelle obsession. L’un des points, c’est que pour pouvoir s’opposer au “wokisme”, il faudrait carrément aller contre le droit de la non-discrimination en France qui a pour origine le droit européen. Donc une telle volonté de contrôle sur les enseignements serait vraiment très inquiétante sur le plan des droits fondamentaux. La lutte contre les discriminations est pourtant une mission des enseignants et des enseignantes rappelée dans le référentiel de compétence (...)

« 1. Faire partager les valeurs de la République – Savoir transmettre et faire partager les principes de la vie démocratique ainsi que les valeurs de la République : la liberté, l’égalité, la fraternité ; la laïcité ; le refus de toutes les discriminations. » ou encore « 6. Agir en éducateur responsable et selon des principes éthiques (…) – Se mobiliser et mobiliser les élèves contre les stéréotypes et les discriminations de tout ordre, promouvoir l’égalité entre les filles et les garçons, les femmes et les hommes ».

Il faut également repréciser quelles sont les discriminations qui sont mentionnées dans la loi de 2008. Il s’agit entre autres des discriminations : « sur le fondement de son origine, de son sexe, de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son auteur, de son handicap, de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de son appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée ».

De ce fait, la lutte contre la transphobie, l’homophobie, la pauvrophobie, l’handiphobie, le sexisme ect.. relèvent bien des missions des enseignants et des enseignantes non seulement durant les heures d’Enseignement moral et civique, mais également à tout moment de la journée en classe ou plus généralement dans l’établissement scolaire.

Autre point très grave : les tentatives de vouloir décider des recherches en sciences sociales qui sont acceptables ou non. (...)

On peut s’inquiéter dans une période pré-éléction présidentielle de voir surgir ces thématiques dans le débat public. En effet, au Brésil, c’est en partie sur ces positionnements que le candidat d’extrême droite Jair Bolsonaro s’est fait élire. Il a ainsi annoncé suspendre des aides aux programmes de lutte à l’école contre les violences faites aux femmes et aux personnes LGBT.

On peut vraiment s’interroger sur ce type d’agenda politique qui peut apparaître comme une réaction conservatrice face à des mouvements ces dernières années dans la société civile qui ont pris de l’ampleur : le mariage pour tous, la lutte pour le droit des personne trans, le mouvement MeeToo, la grève pour le climat, le mouvement contre les violences policières etc.

Il semble aujourd’hui que certaines personnes tendent à agiter l’idée qu’être militant ou miliante serait une tare. C’est oublier que les droits obtenus par les femmes ou les personnes LGBT etc. sont le produit de mouvements militants. Les mouvements sociaux depuis deux siècles ont fait progresser la démocratie. Contrairement au mythe libéral, les droits ne sont pas a-historiques, ils ont été conquis par des luttes sociales.

De ce fait, la lutte contre les discriminations à l’école vise à développer une vigilance des futurs citoyens et citoyennes au maintien de ces droits et au développement de nouveaux droits.