
La lutte interne au sein du parti démocrate s’est intensifiée, marquée par la montée d’une nouvelle génération refusant de confondre la critique d’Israël et l’antisémitisme. Et de nombreuses voix dénoncent désormais l’influence de l’Aipac et du lobby pro-israélien sur la politique des États-Unis.
Rashida Tlaib fait partie de ce que l’on appelle aux États-Unis « l’escouade des 4 ». Quatre nouvelles élues, classées « progressistes », entrées à la Chambre des représentants à l’occasion de la vague démocrate qui a vu ce parti engranger son plus grand succès électoral depuis 1974 et reprendre aux républicains la majorité dont ils disposaient depuis 2010. Ces quatre femmes sont toutes jeunes, beaucoup plus à gauche que ne l’est l’appareil du parti, et issues des « minorités » : Rashida Tlaib est palestinienne (née à Detroit, au Michigan, un État qui regroupe la principale population d’origine syro-libano-palestinienne aux États-Unis) ; Ilhan Omar est une réfugiée somalienne ; Ayanna Pressley est une Afro-Américaine et Alexandria Ocasio-Cortez est portoricaine. Toutes partagent enfin un point commun peu fréquent dans le parti démocrate : elles défendent ardemment la cause palestinienne. Avant même d’être élue dans l’État de New York, Ocasio-Cortez avait publiquement condamné « l’occupation israélienne », des termes peu usuels aux États-Unis. D’autres l’ont rejoint, comme la nouvelle élue démocrate de Virginie, Leslie Cockburn.
OPPRESSION DES NOIRS, OPPRESSION DES PALESTINIENS
Aux États-Unis, le lobby pro-israélien, l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac) a pour tradition, dès qu’un Congrès est désigné (ce qui advient tous les deux ans), d’offrir à ses nouveaux membres de participer, tous frais payés, à un voyage en Israël que le lobby organise périodiquement pour les élus américains. Des séjours confortables durant lesquels l’Aipac leur propose des rencontres de haut niveau. Il est exceptionnel qu’un élu refuse ce cadeau. Rashida Tlaib, elle, n’a pas attendu l’offre : peu après son élection, elle a annoncé qu’elle ne participerait pas au voyage planifié par le lobby. En revanche, elle entendait organiser son propre déplacement en Israël. Comparant l’oppression des Palestiniens à celui des noirs américains sous la ségrégation raciale, elle a dit vouloir « voir comment fonctionne cette ségrégation, et comment elle constitue un obstacle à l’établissement de la paix dans cette région. Ma délégation se focalisera sur la détention des mineurs palestiniens, l’éducation, l’accès des gens à l’eau potable et la pauvreté ». Son but : « Offrir une perspective alternative à celle que promeut l’Aipac. » Il est vrai que sous l’égide du lobby, les élus américains ne voient jamais rien de la réalité de la vie des Palestiniens durant leur séjour organisé.
De son côté, Ilhan Omar s’est vue confrontée à une polémique visant à la faire passer pour antisémite, l’arme favorite devenue un quasi-réflexe dans les milieux défendant Israël en toutes circonstances face aux dénonciations de sa politique de ségrégation des Palestiniens. (...)
. À la base du parti démocrate, des voix s’élèvent de plus en plus fortement. Qu’a donc dit Ilhan Omar de si scandaleux ? Que l’Aipac, comme tous les lobbys (celui des armes à feu, de l’industrie pharmaceutique ou des producteurs de soja) achète des élus en finançant leurs campagnes électorales ? Mais tout cela est de notoriété publique1. Bientôt, deux anciens lobbyistes de l’Aipac, Ady Barkan et M. J. Rosenberg accourent au secours de la jeune élue pour fustiger l’accusation d’antisémitisme proférée à son égard. « Le roi est nu, écrit le premier. En tant que citoyen israélien et lobbyiste professionnel, je parle d’expérience quand je dis que l’Aipac est terriblement efficace et que le lubrifiant qui rend ses opérations si spectaculaires se nomme le dollar ». (...)
Plus Nétanyahou manifeste sa proximité avec Donald Trump, et plus les jeunes juifs américains, traditionnellement démocrates comme leurs parents, prennent leurs distances avec Israël. (...)
« La politique que mène Israël a rendu beaucoup plus claire l’affaire que les Palestiniens proclament depuis des décennies quant au simulacre de démocratie israélienne. » Cela s’appelle un basculement. Rothkopf est un représentant typique des intellectuels juifs démocrates, de tout temps favorables à Israël et qui, comme lui, « n’y arrivent plus ». L’affaire Ilhan Omar, écrit-il, « a semé la panique à l’Aipac »5 ». La tentative d’assimiler toute critique d’Israël à de l’antisémitisme à échoué, et c’est heureux, ajoute-t-il. « Nous devons combattre l’antisémitisme, mais nous devons aussi combattre tous ceux qui n’ont aucun respect pour les pratiques démocratiques ».
DES CANDIDATS À LA PRÉSIDENTIELLE REFUSENT DE CONDAMNER BDS
L’impact de ce changement s’est manifesté de manière spectaculaire début février, lors du vote au Sénat sur la loi soutenue avec de très gros moyens par l’Aipac et visant à permettre aux États américains de pénaliser le soutien au boycott d’Israël, appelée par contraction la « loi contre BDS »(Boycott-désinvestissement-sanctions, mouvement international contre la politique coloniale israélienne). En réalité, il s’agit d’un article ajouté à une loi plus générale « pour le renforcement de la sécurité américaine au Proche-Orient ». Certes, elle a obtenu une claire majorité puisqu’elle a été approuvée par 77 sénateurs contre 23 (22 démocrates et un républicain), mais cette majorité s’est avérée bien moins importante que d’habitude, le soutien à Israël faisant quasiment toujours l’unanimité. Et surtout, sur les 7 sénateurs démocrates candidats déclarés à la primaire de leur parti pour désigner le candidat à l’élection présidentielle de 2020, 6 — Bernie Sanders, Elizabeth Warren, Kirsten Gillibrand, Cory Booker, Sherod Brown et Kamala Harris — ont voté contre la pénalisation de BDS.
L’affaire est d’importance, dès lors que le gouvernement israélien et l’Aipac ont fait de la pénalisation de BDS un enjeu de politique internationale. (...)
c’est parmi les jeunes démocrates que l’on trouve le gros des adversaires à la pénalisation de BDS, un mouvement qui, aux États-Unis, est composé pour moitié de jeunes Arabes ou de musulmans, et pour l’autre moitié… de jeunes juifs. (...)
Alors que l’appareil du parti poursuit une ligne ancienne de soutien quasi inconditionnel à l’État d’Israël, ces candidats, eux, ont tous justifié leur rejet de la loi anti-BDS par le respect du premier amendement de la Constitution, qui défend la liberté de parole et d’opinion. Mais leur vrai motif est qu’ils risqueraient de se couper de leur base militante en se rangeant derrière le soutien à la pénalisation de BDS. Déjà, en 2016, Hillary Clinton a commis l’erreur — fatale pour elle — de négliger le poids de la jeunesse démocrate, qui vire de plus en plus à gauche. Les candidats pour affronter Trump dans un an et demi entendent ne pas répéter cette erreur. (...)
face à Trump, personne ne l’emportera en se coupant de cette base militante très présente dans de nombreuses associations de la société civile et qui penche de plus en plus à gauche, en priorité sur les sujets économiques et sociaux, mais aussi sur les enjeux internationaux.
CEUX QUI REPRÉSENTENT L’AVENIR
Évidemment, cette base est encore très loin de l’emporter au sein du parti démocrate. Ses deux principaux dirigeants au Congrès, Nancy Pelosi, élue de Californie et patronne des démocrates à la Chambre, et Chuck Schumer (élu de New York, chef de la minorité démocrate au Sénat), lui sont très hostiles, comme l’est le gros de l’appareil du parti. Tous craignent que le virage à gauche de plus en plus avéré de cette base — une tendance exacerbée par la présence de Trump au pouvoir — ne leur fasse à nouveau perdre l’élection présidentielle. Ils sont conscients de l’incapacité des démocrates à l’emporter sans son soutien, mais ils entendent lui faire le moins possible de concessions, pour ne pas effrayer l’électorat démocrate moins radical, et surtout l’électorat indécis. De leur point de vue, la critique de la politique israélienne n’est pas un atout.
Dans l’état actuel, il n’y a quasiment aucune chance de voir la gauche démocrate s’imposer au parti. Mais ses progrès sont patents et constants, et leurs conséquences sur le regard porté au sein du parti sur le conflit israélo-palestinien indéniables. Cette gauche trouve un terrain très favorable dans le fait que Nétanyahou et Trump apparaissent indissociablement liés, alors que les démocrates honnissent le président américain, les juifs démocrates figurant parmi les plus vindicatifs.face à Trump, personne ne l’emportera en se coupant de cette base militante très présente dans de nombreuses associations de la société civile et qui penche de plus en plus à gauche, en priorité sur les sujets économiques et sociaux, mais aussi sur les enjeux internationaux.
CEUX QUI REPRÉSENTENT L’AVENIR
Évidemment, cette base est encore très loin de l’emporter au sein du parti démocrate. Ses deux principaux dirigeants au Congrès, Nancy Pelosi, élue de Californie et patronne des démocrates à la Chambre, et Chuck Schumer (élu de New York, chef de la minorité démocrate au Sénat), lui sont très hostiles, comme l’est le gros de l’appareil du parti. Tous craignent que le virage à gauche de plus en plus avéré de cette base — une tendance exacerbée par la présence de Trump au pouvoir — ne leur fasse à nouveau perdre l’élection présidentielle. Ils sont conscients de l’incapacité des démocrates à l’emporter sans son soutien, mais ils entendent lui faire le moins possible de concessions, pour ne pas effrayer l’électorat démocrate moins radical, et surtout l’électorat indécis. De leur point de vue, la critique de la politique israélienne n’est pas un atout.
Dans l’état actuel, il n’y a quasiment aucune chance de voir la gauche démocrate s’imposer au parti. Mais ses progrès sont patents et constants, et leurs conséquences sur le regard porté au sein du parti sur le conflit israélo-palestinien indéniables. Cette gauche trouve un terrain très favorable dans le fait que Nétanyahou et Trump apparaissent indissociablement liés, alors que les démocrates honnissent le président américain, les juifs démocrates figurant parmi les plus vindicatifs. (...)
une chose est sure. En 2006, lorsque John J. Mearsheimer et Stephen M. Walt publièrent The Israel Lobby and US Foreign Policy7, le tollé fut général et les accusations d’antisémitisme fusèrent de toutes parts aux États-Unis, attisés par l’Aipac. Aujourd’hui, les deux hommes sont des universitaires respectés, et les idées que ce livre avançait — tant la critique de la politique israélienne à l’égard des Palestiniens que la nocivité de ce groupe de pression pour la politique étrangère américaine — sont beaucoup plus communément débattues et même acceptées.
Historiquement, ce que l’on sait peu, c’est le parti démocrate qui a porté en étendard le soutien indéfectible à Israël. Les républicains ne sont devenus le « parti pro-Israël » que depuis les années 1980. Désormais, c’est de la gauche démocrate que surgissent les voix les plus critiques envers Israël et sa politique coloniale. (...)
l’évolution en cours de l’opinion démocrate dans son rapport à Israël est liée à la poussée de la gauche en son sein, mais elle ne se résume pas à ce seul phénomène.
La direction du parti, cependant, a décidé de redoubler d’efforts pour marginaliser la montée en puissance du sentiment anti-israélien. La première attaque contre Ilhan Omar ayant fini en feu de paille, une nouvelle offensive est advenue, le 4 mars, visant à nouveau à disqualifier la députée musulmane comme « antisémite ». (...)
Mais la jeune députée ne s’est pas laissé impressionner. « Chaque jour on me dit que je serais anti-américaine parce que je ne suis pas pro-Israël. S’opposer à Nétanyahou et à l’occupation n’est pas la même chose qu’être antisémite. Je suis reconnaissante aux nombreux alliés juifs qui se sont exprimés pour dire la même chose », a-t-elle rétorqué. Et elle l’a, une fois encore, emporté. Elle a d’abord reçu le soutien de plusieurs candidats à la nomination démocrate pour la prochaine élection présidentielle. Elizabeth Warren a été la plus virulente, affirmant : « Qualifier automatiquement la critique d’Israël d’antisémite a un effet désastreux sur le discours public et rend plus difficile une solution pacifique entre Israéliens et Palestiniens ». Mais surtout, une alliance entre la gauche du parti, le Black Caucus qui réunit les élus noirs et une partie importante des jeunes nouveaux représentants démocrates a empêché l’adoption de la loi proposée par Pelosi.
Comme le sont souvent les mauvais compromis, la nouvelle loi finalement votée par les démocrates n’est qu’une liste de vœux pieux, dénonçant sans distinction tous les racismes : antisémite, anti-Noirs, islamophobe, etc. Mais l’essentiel est ailleurs : elle évacue totalement l’assimilation de la « double allégeance » au seul antisémitisme dans l’histoire américaine et écarte toute sanction contre Ilhan Omar. Elle rappelle également que dans la dernière période, les actes antisémites ont augmenté aux États-Unis de 37 %, et les actes antimusulmans de 99 %. Enfin, elle vise beaucoup plus l’extrême droite que les musulmans comme principal vecteur d’antisémitisme aux États-Unis. Elle rappelle ainsi, ironiquement, que « prendre les juifs pour boucs émissaires » a longtemps été de mise dans l’histoire américaine de la part « de groupes comme le Ku Klux Klan, les néonazis ou l’America First Committe ». Une référence à peine masquée à Donald Trump. Le Comité pour l’Amérique d’abord, brandissant le slogan qui allait devenir l’emblème de la politique trumpienne, était un mouvement d’extrême droite protectionniste et antisémite qui connut une brève existence au début des années 1940.
La bataille internationale orchestrée par Benyamin Nétanyahou pour faire de toute critique du sionisme et de la politique israélienne une manifestation d’antisémitisme enfle aujourd’hui aux États-Unis. Et elle se heurte à des résistances beaucoup plus fortes que ne l’avaient prévu ses promoteurs.