Le référendum sur l’avenir de la Catalogne du 9 novembre ne sera finalement que consultatif. La volonté séparatiste qui progresse dans plusieurs régions riches d’Europe pourrait conforter paradoxalement la machine supranationale de l’Union européenne. Car, en défendant des identités aux contours toujours plus étriqués, certains mouvements régionalistes favorisent la destruction d’espaces de solidarité établis.
En 1968, le nationaliste breton Yann Fouéré publiait L’Europe aux cent drapeaux (Presses d’Europe). A l’époque, ce plaidoyer pour une construction européenne fondée sur les ethnies — les « vraies nations » — ne prêchait guère que les convertis. Les temps ont bien changé. Le 18 septembre dernier, le Royaume-Uni a senti passer en Ecosse le vent du boulet de la dislocation. Une semaine plus tôt, fort d’une mobilisation sans précédent dans les rues de Barcelone, le mouvement indépendantiste-séparatiste (1) catalan avait voulu braver Madrid en imposant la tenue d’un référendum sur l’indépendance. A la suite de l’interdiction de ce vote par le Tribunal constitutionnel, les habitants de Catalogne seront simplement « consultés » sur leur avenir le 9 novembre. Mais de prochaines élections pourraient déboucher sur une déclaration d’indépendance si les partis s’en réclamant sont alors reconduits au pouvoir. Ces événements rendent l’impensable non seulement pensable, mais réalisable. Un tel changement de situation n’est pas tant dû à la détermination des militants indépendantistes — plus que jamais mobilisés sur le continent — qu’à des facteurs qui font partie d’un ensemble plus vaste. (...)
Tous ces partis et quelques autres se sont progressivement accordés pour tirer profit de la construction européenne. Ils ont européanisé leurs liens de collaboration pour constituer un courant politique actif à l’échelle du continent. L’outil le plus développé est l’Alliance libre européenne (ALE) : soutenue au Parlement européen par les Verts, elle forme avec eux un groupe qui détient cinquante des cinq cent quatre-vingt-huit sièges depuis les élections de mai 2014. Fondée en 1981 à Bastia et reconnue par le Parlement européen en 2004, l’ALE est dirigée par M. François Alfonsi, ancien président du Parti de la nation corse (autonomiste et opposé à la violence politique). Elle réunit dix formations régionalistes, quatorze autonomistes et onze séparatistes représentant dix-sept Etats membres. La mobilisation pour l’Europe, explique M.Alfonsi à la tête d’une forte délégation de l’ALE à Edimbourg le 18 septembre, « elle est chez nous. La dynamique offensive, c’est la nôtre (2) ! ». Il n’a pas entièrement tort. (...)
De la subsidiarité à l’évaporation
L’ALE comme la plupart des organisations séparatistes ou régionalistes tiennent un discours ancré dans le présent qui tend à voiler certains pans d’histoire. Car, pendant la seconde guerre mondiale, une partie importante des mouvements breton ou flamand ont fait le choix d’une Europe nazie, alors que les Catalans ou les Basques furent durement réprimés par les troupes de Francisco Franco appuyées par les régimes fascistes. L’ALE parvient à lisser son hétérogénéité grâce à une communication aux accents toujours plus technocratiques, démocratiques et progressistes. (...)
Cette rhétorique vise à légitimer un nationalisme où l’ethnie s’efface devant une communauté historique, voire où celle-ci fait place à une société ouverte à tous les habitants installés sur son territoire, une « communauté de destin ». Un tel nationalisme « civique », qui demeure largement fondé sur les notions de territoire, de traditions et de langue, ne parvient à se réclamer pleinement des mots « république », « peuple », « démocratie », etc., que par un détournement au moins partiel des valeurs de l’Etat-nation à la française. Si ce n’était pas déjà une caractéristique générale de la communication européenne, le discours de l’ALE frapperait par son angélisme : « Nous nous concentrons sur l’autodétermination, parce que nous pensons que tous les peuples ont le droit de décider de leur propre avenir. Ils ont le droit de choisir démocratiquement et sans contrainte le type de gouvernement et le type de société dans lesquels ils entendent vivre. » (...)
Cette quête de respectabilité peut évoquer celle de certains partis d’extrême droite. Mais les séparatistes s’en distinguent par bien des aspects, notamment par leur stratégie de participation aux institutions européennes. Car l’Union promeut toujours plus fermement le niveau régional au nom du principe de subsidiarité. Cette clé de voûte de la gestion européenne consiste à réserver à l’échelon de pouvoir inférieur ce que l’échelon supérieur ne pourrait effectuer que de manière « moins efficace » et « moins proche du citoyen »
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La mouvance séparatiste profite d’autant plus de la tribune que lui offre le CDR que celui-ci cherche à drainer un maximum de pouvoirs vers les niveaux infranationaux. Il aspire à « une Union sans cesse plus étroite et solidaire entre les peuples d’Europe », notion équivoque qui peut recevoir un sens aussi bien civique qu’ethnique. L’essentiel du discours du CDR est au diapason des autonomismes et des séparatismes : « Nous voulons que l’Europe (...) puisse pleinement tirer profit de la diversité territoriale, culturelle et linguistique qui fait sa force et sa richesse et qui est gage d’identité pour ses citoyens. (...) Nous revendiquons l’autonomie des autorités régionales et locales et leur droit de disposer des ressources financières appropriées [et nous] encourageons le processus de décentralisation » (3). Si le CDR ne fait pas le lit des nationalismes infranationaux, il accroît du moins leur légitimité. Avec la Charte européenne de l’autonomie de 1988, il leur offre un cadre juridique qui pourrait un jour s’avérer précieux. (...)
La position de l’Union vis-à-vis des séparatismes pourrait se résumer ainsi : elle s’interdit d’intervenir dans un dossier qui relève des affaires intérieures d’un Etat membre. Comme l’indique le traité sur l’Union européenne, celle-ci « respecte les fonctions essentielles de l’Etat, notamment celles qui ont pour objet d’assurer son intégrité territoriale ». Ainsi, l’Etat aurait non seulement le monopole en la matière, mais il ne saurait faire appel à l’Union — laquelle intervient pourtant toujours plus massivement à tous les « niveaux de compétence », notamment en matière budgétaire. La reconnaissance par Bruxelles d’un territoire faisant sécession nuirait à l’intégrité territoriale de l’Etat concerné et irait donc à l’encontre du traité. (...)
La mise sous tutelle progressive des Etats comporte aussi une forte dimension économique. La construction européenne a été conçue, dès le traité de Rome de 1957, dans une perspective de « suppression progressive des restrictions » au « commerce mondial » et de dislocation corrélative des structures nationales sous-tendant les systèmes économiques. Les crises qui se succèdent depuis la fin des « trente glorieuse », souvent citées comme favorisant la montée des autonomismes et étroitement liées aux politiques néolibérales, ont certes fragilisé encore un peu plus les couches populaires que délaissaient les partis politiques censés les défendre. Une partie d’entre elles s’est tournée vers des partis « populistes », catégorie fourre-tout incluant nombre de formations nationalistes. Les séparatistes ont su exploiter à des degrés divers cette dynamique continentale en vue d’élargir durablement leur électorat.
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Les principales formations séparatistes de l’Union semblent s’être donné le mot pour lier la question identitaire à celle de l’incapacité des Etats-nations à participer à l’économie européenne mondialisée avec la détermination budgétaire voulue. (...)
Enfin, ces régions au produit intérieur brut (PIB) généralement plus élevé que la moyenne nationale se présentent toutes comme des forces de changement et de progrès. Et ce loin de toute pensée ethnocentrée, mais en se disant au service de l’Europe. Car « le manque d’Europe, c’est à cause des Etats-nations », comme le résume le président de l’ALE, qui s’érige ainsi en allié de tous les contempteurs des « égoïsmes nationaux » à Bruxelles. Nombre de séparatistes, d’autonomistes et de régionalistes ont compris depuis longtemps que l’Europe marche vers le fédéralisme au détriment des Etats-nations. Et ils ont bien l’intention de l’y aider, en se montrant acquis à sa doctrine.
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