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Mediapart
Explosion de Beyrouth : la piste remonte jusqu’à Damas
Article mis en ligne le 6 février 2021

L’enquête d’une télévision libanaise implique trois hommes d’affaires syro-russes dans la double déflagration de Beyrouth il y a six mois. Elle sous-entend une contrebande de nitrate d’ammonium au profit de Bachar al-Assad destinée à contourner l’embargo sur les armes chimiques.

Six mois après la double explosion de Beyrouth, qui, le 4 août 2009, a fait 208 morts, plus de 6 500 blessés, dont un millier d’invalides et d’estropiés, et ravagé des quartiers entiers de la capitale libanaise dans un rayon de plusieurs kilomètres, on ne sait toujours pas qui était le véritable acquéreur des 2 750 tonnes de nitrate d’ammonium débarquées et stockées dans un entrepôt du port depuis sept ans.

On ne connaît même pas l’endroit où la dangereuse cargaison devait être réexpédiée. Et puisque entre 750 (le chiffre avancé par le FBI) et 1 000 tonnes ont explosé dans l’entrepôt n° 12, qu’est-il advenu du reste du stock ?

À travers le brouillard d’une enquête des plus incertaines, une piste se dessine cependant. Elle passe par Chypre et Londres pour aboutir à Damas.

C’est la télévision arabophone libanaise à capitaux privés Al-Jadeed qui a ouvert cette voie susceptible de conduire l’enquête dans une direction nouvelle. Dans un documentaire diffusé par cette chaîne, le journaliste Firas Hatoum révèle que les 2 750 tonnes de produits chimiques ont été achetées par Savaro Limited, une société fantôme servant de paravent à une société non moins fictive, Hesco Engineering and Construction Company (Hesco), dont le propriétaire, George Haswani, lui, n’est pas totalement un inconnu. Non seulement cet homme d’affaires syro-russe est lié à Bachar al-Assad mais il fut le maître d’œuvre des relations secrètes entre le régime de Damas et l’État islamique. (...)

Savaro Ltd a signé le contrat d’importation, le 10 juillet 2013 – soit quatre mois avant l’entrée de la cargaison dans le port –, avec une usine géorgienne du nom de Rustavi Azot, puis s’est occupée de l’acheminement du nitrate d’ammonium jusqu’au port de Beyrouth. Un vieux cargo battant pavillon moldave, le Rhosus, propriété de Igor Grechushkin, un homme d’affaires russe résidant à Chypre, s’est chargé du transport.

Si l’on se rend sur le site en ligne Companies House, spécialisé dans la collecte des données d’entreprises commerciales en Angleterre, on y découvre que Savaro Ltd n’est rien d’autre qu’une société-écran enregistrée à Londres, qui semble-t-il ne compte aucun employé, et dont le siège social est à Chypre. On apprend aussi qu’elle vient de déposer le bilan. Marina Psyllou, sa directrice, de nationalité chypriote, est responsable de plus de 150 autres sociétés, dont plusieurs basées au Panama et pour nombre d’entre elles fictives.

Le nitrate d’ammonium a été commandé par la Fabrica de Explosivos de Moçambique (FEM). Il n’était nullement prévu que le cargo moldave chargé de l’acheminer vers ce pays d’Afrique de l’Est se déroute pour gagner Beyrouth. Toujours selon l’agence Reuters, la cargaison a donc été détournée et stockée dans la capitale libanaise.

Selon le documentaire de Firas Hatoum, une autre société basée à Londres, IK Petroleum Industrial Company Limited, celle-ci un peu moins fictive que Savaro Ltd et Hesco, est aussi impliquée dans la ténébreuse affaire. (...)

Autre fait troublant, IK Petroleum Company appartient à un autre homme d’affaires syro-russe proche de Bachar al-Assad, Imad Khouri. À ses côtés, on trouve son frère Moudallal Khoury. Un premier point commun à ces trois hommes, ils ont épousé des femmes russes, ce qui leur a permis d’avoir la double nationalité. Ils sont également de confession grec-orthodoxe. Et, enfin, ils sont tous les trois visés par les sanctions américaines. (...)

Les deux autres entrepreneurs, les frères Khoury, faisaient eux du blanchiment d’argent pour le compte du régime. Selon un rapport de l’ONG Global Witness, publié en juillet 2020, l’un d’eux, Moudallal, est aujourd’hui à la tête d’un réseau syro-russe de blanchiment d’argent ayant fourni un soutien actif au régime d’Assad ces dix dernières années. Ce réseau serait également à l’origine de sociétés-écrans, dont l’une à Chypre et deux dans les îles Vierges britanniques, ayant potentiellement servi de couverture aux programmes d’armement chimique et de missiles balistiques. (...)

Un fait encore plus troublant : c’est aussi pour avoir tenté d’importer du nitrate d’ammonium vers la Syrie fin 2013, l’année même où les 2 750 tonnes de nitrate ont été entreposées dans le port de Beyrouth, que Moudallal Khoury a été placé sous sanctions américaines. C’est à la même époque que Damas s’est engagé à rendre ses armes chimiques. D’où l’importance prise par le nitrate d’ammonium.

Car, s’il est d’abord un engrais, le nitrate d’ammonium sert aussi dans la fabrication d’explosifs. (...)

Peu de doute que l’engrais devait être utilisé dans l’arsenal militaire syrien, notamment dans les barils d’explosif, en particulier dans ceux lancés par hélicoptères qui ont ravagé tant de villes syriennes. Mais pourquoi alors est-il resté si longtemps dans le port de Beyrouth, que contrôle attentivement depuis des années le Hezbollah, l’allié numéro un du régime de Damas ? (...)

Peu de doute que l’engrais devait être utilisé dans l’arsenal militaire syrien, notamment dans les barils d’explosif, en particulier dans ceux lancés par hélicoptères qui ont ravagé tant de villes syriennes. Mais pourquoi alors est-il resté si longtemps dans le port de Beyrouth, que contrôle attentivement depuis des années le Hezbollah, l’allié numéro un du régime de Damas ? (...)

Le 15 janvier, dans une interview à la télévision Al-Arabiya, l’intellectuel chiite Lokman Slim, fondateur de la maison d’édition Dar al-Jadeed et réalisateur d’un documentaire extraordinaire sur les tueurs de Sabra et Chatila (Massaker), et depuis longtemps très critique à l’égard du Hezbollah, a ouvertement accusé le Parti de Dieu et le régime de Damas, avec la complicité de la Russie, d’être responsables de la double explosion. Il a été assassiné le 4 février de quatre balles dans la tête et d’une balle dans le dos au Sud-Liban, dans un secteur contrôlé par le Hezbollah.

Avant lui, un colonel à la retraite des douanes du port, Mounir Abourjeily, avait été assassiné à son domicile. Et trois ans plus tôt, un autre officier, le colonel Joseph Skaff, était mort également dans des conditions des plus suspectes. Le 21 février 2014, il avait été le premier à adresser une mise en garde écrite sur la dangerosité du stock de nitrate d’ammonium.

Quant au fils de George Haswani, lui aussi impliqué dans la contrebande de pétrole, il vient de faire l’objet d’une tentative d’assassinat dans la région syrienne de Yabroud, dont il est sorti indemne. Peut-être était-ce un simple avertissement adressé à son père.

Malgré tous ces assassinats ou tentatives, l’enquête fait du surplace alors que le président Michel Aoun avait promis qu’elle serait bouclée en … cinq jours. (...)