
On décrit parfois la Révolution industrielle comme le moment où le travail animal, nourri par la production agricole, a été remplacé par celui des machines alimentées par l’énergie industrielle. Au début du XXe siècle, les tracteurs ont supplanté les chevaux et autres animaux de trait dans les fermes américaines, provoquant un rapide processus d’industrialisation de la production alimentaire. Cette transition a réduit la surface des terres arables nécessaires pour nourrir les animaux de trait : en 1913, on estime que 28% de toutes les terres cultivées servaient à nourrir les chevaux et les mules. Mais elle a également augmenté la consommation d’énergies fossiles.
Il se pourrait que, dans les prochaines années, les technologies émergentes qui permettront peut-être de fabriquer de la viande dans des usines plutôt que sur des animaux nous confrontent au même genre de changement. Pour l’opinion publique, ce nouveau processus de fabrication de viande in vitro sera une alternative écologique à l’élevage de bétail et permettra de réduire les émissions de gaz à effet de serre, la consommation d’énergie et l’utilisation des terres et de l’eau associée à la production de viande. Certains avancent même que le passage à la viande de laboratoire pourrait sauver la planète. En effet, de premières recherches laissent penser que la viande de synthèse pourrait avoir une empreinte carbone moins prononcée que la viande traditionnelle. Or la réalité pourrait s’avérer plus compliquée que cela. Nous venons de terminer une étude qui suggère qu’escamoter la viande de nos hamburgers pourrait avoir des effets mitigés sur l’environnement. (...)
Bien qu’encore au stade spéculatif, notre étude a révélé que la viande de synthèse peut nécessiter de plus petites quantités de cultures fourragères et de terres agricoles que le bétail pour produire une quantité équivalente de nourriture. Ce qui est une bonne nouvelle ! Mais ces économies auraient un prix. Fabriquer de la viande in vitro demande plus d’énergie industrielle –souvent produite en brûlant des combustibles fossiles– que le porc, la volaille et peut-être même le bœuf. Conséquence, le potentiel de réchauffement climatique de la viande de synthèse est susceptible d’être plus élevé que celui de la volaille et du porc, mais moins que celui du bœuf.
Cette différence s’explique par le fait que les animaux exécutent différentes fonctions pour fabriquer de la masse musculaire : ils doivent digérer la nourriture, faire circuler les nutriments et l’oxygène, maintenir une température corporelle optimale et se protéger des maladies. C’est l’énergie fournie par la nourriture qui alimente ces processus dans l’organisme, mais les vianderies devront utiliser une énergie industrielle, c’est-à-dire des combustibles fossiles, pour accomplir les mêmes tâches. Par exemple, contrairement aux animaux, la viande fabriquée dans une usine n’aura pas de système immunitaire. Cela signifie que tout ce qui la touchera devra être stérilisé pour éviter la contamination par de dangereux microbes. Le chauffage de l’eau et l’utilisation de produits chimiques pour la stérilisation pourraient nécessiter beaucoup d’énergie. (...)
Cette augmentation des besoins énergétiques couplée à une réduction du recours aux terres agricoles rappelle la dernière transition industrielle, à une exception près : tandis que les tracteurs remplaçaient le travail externe effectué par les animaux, cultiver de la viande dans les usines remplacerait le travail interne des organismes. Ce qui pourrait à la fois avoir des avantages et des inconvénients. Côté avantages, il peut être plus facile de contrôler la pollution sortant d’une vianderie que d’un parc d’engraissement. Côté inconvénients, la viande in vitro peut demander beaucoup d’énergie. (...)
Pour compliquer encore un peu la donne, la viande n’est pas le seul produit dérivé des animaux consommés. Des composants non comestibles comme le sang, les organes internes, la peau et les plumes sont utilisés dans toutes sortes de domaines comme la tannerie, les cosmétiques, l’industrie pharmaceutique et de nombreux produits ménagers et industriels. La production de viande traditionnelle permet souvent d’obtenir ces substances à petit prix. Certaines n’ont pas de substituts fabriqués par les hommes, tandis que d’autres ont des alternatives parfois considérées comme de moins bonne qualité (pensez au cuir synthétique ou au cuir vegan). Quoi qu’il en soit, les substituts synthétiques pourraient avoir un plus grand impact environnemental que les sources animales, ou coûter plus cher, sinon les deux. (...)