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le monde diplomatique
Fallait-il tuer Kadhafi ?
Jean Ping Ancien ministre des affaires étrangères gabonais et ancien président de la Commission de l’Union africaine.
Article mis en ligne le 10 décembre 2014
dernière modification le 5 décembre 2014

En 2011, en l’espace de seize jours, deux incursions militaires étrangères lourdes ont eu lieu dans l’espace souverain de l’Afrique, sans que l’Union africaine (1), considérée comme quantité négligeable, ait été consultée. Entre le 4 et le 7 avril, les troupes françaises intervenaient en Côte d’Ivoire. Quelques jours plus tôt, à partir du 19 mars, les forces de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), principalement françaises et britanniques, avaient commencé à bombarder la Libye. Pour l’ancien président sud-africain Thabo Mbeki, ces événements ont illustré « l’impuissance de l’Union africaine à faire valoir les droits des peuples africains face à la communauté internationale (2) ». Pourtant, fait ignoré par les médias, dans ces deux conflits, l’organisation dont j’ai présidé la Commission de 2008 à 2013 avait formulé des solutions pacifiques concrètes, que les Occidentaux et leurs alliés ont écartées d’autorité.

Dès les premiers jours de l’année 2011, tout avait basculé en Afrique du Nord. Le 14 janvier, le président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali prenait la fuite. Médusée, l’Europe n’intervint pas. Le 10 février, en Egypte, M. Hosni Moubarak démissionnait. Le 12 février, la contestation gagnait la Libye voisine. Pour les Occidentaux, ce dernier soulèvement fut une aubaine : il leur permit de jouer à bon compte les héros humanitaires et de faire oublier leur soutien aux autres régimes dictatoriaux. Avec le vote de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), le 17 mars, ils pensaient avoir obtenu un feu vert pour entamer une danse macabre autour du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi.

« Afghanistan de proximité »

Parmi les protagonistes de ce conflit figuraient en premier lieu le Conseil national de transition (CNT) et ses révolutionnaires hétéroclites, qui avaient pour seul objectif commun de se débarrasser du tyran. Pour y parvenir, un soutien extérieur leur était indispensable (3).

En second lieu intervenaient la coalition occidentale et son bras armé, l’OTAN, qui firent irruption, tels des justiciers, dans cette nouvelle bataille des sables. Elles entendaient réagir avec férocité aux agissements de Kadhafi et, comme avec Saddam Hussein, l’éliminer définitivement. Mais, pour se débarrasser d’un seul homme et arrêter un massacre de civils, fallait-il engager une guerre punitive de cette ampleur et commettre un autre massacre de civils tout aussi innocents ? On jouait avec le feu, et on pouvait déjà prévoir le chaos qui, comme en Somalie, en Irak, en Afghanistan et ailleurs, en résulterait. (...)

qui allait gouverner la Libye post-Kadhafi ? Qui saurait apaiser les tensions interrégionales, intertribales et interreligieuses qui naîtraient inéluctablement de la terrible confrontation à venir ? Comment éviter le chaos à l’intérieur et la déstabilisation à l’extérieur, notamment au Sahel ? Telles étaient les questions essentielles que nous nous posions au sein de l’Union africaine.

La résolution 1973 se contentait d’exiger un cessez-le-feu et d’interdire tous les vols dans l’espace aérien libyen pour protéger les civils ; elle excluait le déploiement d’une armée d’occupation. Sans utiliser leur droit de veto, la Russie et la Chine, faute de réponses sur les moyens envisagés pour mettre en œuvre cette résolution, avaient prudemment opté pour l’abstention (comme l’Allemagne, le Brésil et l’Inde). L’intervention militaire, avec le recours aux forces spéciales sur le terrain, l’aide aux rebelles ou les attaques aériennes contre les troupes et les centres de commandement, constitua donc pour ces deux puissances un camouflet et un détournement de procédure. Jamais il n’avait été question de se débarrasser de Kadhafi ou d’imposer un changement de régime. (...)

Les agissements occidentaux, jugés illégaux et immoraux par beaucoup, suscitèrent de très nombreuses réactions internationales, comme celle, particulièrement acerbe, de M. Mbeki : « Nous pensions avoir définitivement mis un terme à cinq cents ans d’esclavage, d’impérialisme, de colonialisme et de néocolonialisme. (...) Or les puissances occidentales se sont arrogé de manière unilatérale et éhontée le droit de décider de l’avenir de la Libye (5). » Ce coup de sang illustrait un sentiment d’humiliation largement partagé.

Pour nous, de toute évidence, le spectre de la guerre civile, de la partition, de la « somalisation », du terrorisme et du narcotrafic planait sur la Libye. Pourquoi étions-nous alors les seuls à le voir ? Allait-on se battre là-bas pour la défense de la démocratie, pour le contrôle du pétrole, en fonction de sordides considérations électoralistes (M. Nicolas Sarkozy était déjà en précampagne pour l’élection présidentielle de l’année suivante), ou encore pour tout cela à la fois ? N’y avait-il pas, à ce stade, d’autres voies possibles que les bombardements massifs ?

L’Union africaine en était persuadée. C’est pourquoi elle opta pour une réponse plus politique que militaire et concentra ses efforts sur l’élaboration d’une feuille de route, adoptée le 10 mars. Ce document comportait essentiellement trois points : une « cessation immédiate des hostilités » ; un dialogue en vue d’une « transition consensuelle » — c’est-à-dire excluant le maintien au pouvoir de Kadhafi — ; et l’objectif ultime : l’instauration d’un « système démocratique ». L’Occident voulait supprimer un homme ; l’Union africaine entendait changer un système.

Comme pour la court-circuiter, les bombardements de l’OTAN débutèrent le 20 mars, le jour même où nous nous apprêtions à nous rendre à Tripoli, puis à Benghazi, pour tenter de mettre en œuvre cette feuille de route.

Que l’on se rappelle le drame que connaît depuis plus de vingt ans la Somalie, abandonnée de tous, à la suite de la désastreuse opération militaire américaine « Restore Hope », en 1993. Que l’on considère aussi le chaos irakien et la désintégration actuelle de cet Etat (8).

En Libye, comme nous l’avions prévu, le rêve européen a également tourné au désastre. Les appareils d’Etat ont implosé au profit des seigneurs de la guerre, des clans mafieux et des terroristes islamo-affairistes ; le pillage des stocks d’armes a transformé ce pays en un gigantesque arsenal à ciel ouvert ; les filières d’immigration clandestine se sont multipliées (9). Au point que la Libye est devenue, pour reprendre l’expression d’un ancien patron des renseignements français, « l’Afghanistan de proximité des Européens ».

Nous en avions averti le monde entier : cette bombe à retardement finirait par exploser entre les mains de ses artificiers, qui ne savaient pas l’histoire qu’ils écrivaient (...)

. Quant à Kadhafi lui-même, il ne pouvait comprendre que, dans un monde devenu village planétaire, tous les peuples aspirent à la liberté, à la dignité et à la justice. Sa réaction au soulèvement populaire venait d’un autre temps : la répression, rien que la répression.

Ce curieux personnage semblait pourtant au faîte de sa gloire. Il était redevenu fréquentable et entretenait les meilleures relations avec les puissants de ce monde : que l’on pense à son séjour à Paris fin 2007, et à sa célèbre tente bédouine plantée à quelques pas des Champs-Elysées, ou encore au voyage de M. Sarkozy à Tripoli en juillet de la même année ; aux bonnes notes du Fonds monétaire international, ou encore aux excellents rapports du dirigeant libyen avec l’Italie de M. Silvio Berlusconi. Kadhafi collaborait même avec les services de renseignement américains, britanniques et français. Et puis tous les rêves grandioses du « Guide » s’effondrèrent comme un château de cartes, emportés par le « tsunami arabe ». On se lève avec le monde à ses pieds, on se couche avec une pluie de bombes au-dessus de la tête.

Le 20 octobre, l’aviation française interceptait le convoi du chef libyen. S’échappant à pied, Kadhafi était repéré, atrocement battu par un groupe d’insurgés et finalement tué. On découvrit que la « guerre humanitaire », drapée dans les bons et nobles sentiments du nouveau principe de la « responsabilité de protéger » — adopté par les Nations unies en 2005 —, n’était en réalité qu’une mystification. Elle dissimulait une politique de puissance classique visant à renverser un régime et à assassiner un chef d’Etat étranger. Avec, cette fois, le feu vert de l’ONU.