
Avec à peu près cinq millions d’auditeurs quotidiens, France Inter caracole en tête des audiences radio du pays. Après son stage à la Maison de la Radio, Maxime Cochelin y a effectué des remplacements en tant qu’attaché de production. Une fois passés les portiques de sécurité, il nous emmène dans les couloirs labyrinthiques de Radio France.
Il y a bien sûr, les hiérarchies rigides, les contrats flex, les fiches de paie incompréhensibles, les bureaux en bordel, et les étages en travaux – mais aussi, un certain rapport à la production d’information : faire de l’actualité, ce n’est pas la même chose que simplement raconter la vérité. Des choix éditoriaux à la composition de répertoires d’experts polyvalents disponibles pour décliner leurs analyses à toutes les sauces, il nous détaille les mécanismes de fonctionnement d’une machine où tout semble bien rouler, sans que personne ne se parle vraiment.https://www.acrimed.org/France-Inter-dans-les-coulisses-d-une-douce (...)
L’ascenseur nous emmène directement au 5e étage. On pénètre dans la machine. Tous les couloirs sont exactement les mêmes, elliptiques, ça ne s’arrête jamais. Les postes de travail sont regroupés par émission. En face de la direction, « Le 6/9h30 » aussi appelé « La matinale », toujours en bazar, des livres s’entassent jusqu’au plafond. Au-dessus, « C’est encore nous », Charline Vanhoenacker et son équipe s’affairent derrière une baie vitrée saturée d’affiches humoristiques. Au fond du couloir, après « Le 18/20 » où un silence concentré domine autour de Fabienne Sintes, on aperçoit la case attribuée à « La terre au carré », décorée de quelques plantes.
1. Appréhender les règles du jeu. (...)
Certains collègues sont toujours employés à travers des contrats hebdomadaires, alors même qu’ils occupent le même poste à temps plein depuis plusieurs années. C’est à la frontière du légal, mais soit. Les fameux CDD-U (Contrats à durée déterminée d’usage), sont reconductibles à l’infini sans délai de carence et sans indemnité de fin de contrat. Censée être juridiquement destinée à des emplois pour lesquels le CDI est inadapté, dans l’hôtellerie-restauration ou dans l’événementiel notamment, cette forme de contrat est mobilisée sans distinction pour faire fonctionner les médias. Le jour où les salaires sont versés est toujours une tragi-comédie. Combien ce mois-ci ? Quatorze fiches de payes différentes, dont deux qui indiquent 0 euro et une qui indique un chiffre négatif. Bravo, nouveau record ! Tu vas bien t’amuser à faire comprendre ça à Pôle Emploi maintenant. Indispensables au monde médiatique, les attachés de production y occupent le haut du tableau de la précarité.
2. Hiérarchiser l’information (...)
3. Inviter des gens respectables (...)
J’ai le droit de commander des taxis pour les gens d’Île-de-France, mais France Inter ne rembourse jamais les déplacements plus longs en train, et les invités ne sont bien sûr pas rémunérés pour leur participation à une émission. Pour venir depuis une « ville moyenne », il faut avoir une maison d’édition ayant prévu un budget promo, ou pouvoir être capable d’investir de sa poche. Ça filtre déjà beaucoup.
Ensuite, la voix. Parler dans un micro est un exercice particulier. Certaines personnes sont considérées comme des « bons clients », s’expriment de manière intelligible, connaissent les règles et savent rebondir, tandis que pour d’autres, ça ne fonctionne pas. (...)
Si vous voulez être le plus précis possible dans vos explications et donc que vous avez besoin de temps pour choisir vos mots, développer votre propos, vous ne serez pas invité. Même chose si votre éloquence ne respecte pas les règles canoniques de l’expression dominante (bourgeoise). Ici, il faut avancer au galop et la forme est priorisée sur le fond. (...)
« Ma femme de ménage ne représente personne » aimait me marteler une présentatrice de la station pour appuyer sur ce principe. Ici, c’est France Inter, les autres médias nous écoutent. Les interventions de personnalités « paillettes » (jargon interne), c’est-à-dire avec une grosse notoriété, pourront être reprises dans des dépêches AFP ou sur les réseaux sociaux. Ça fait partie des grands objectifs du schmilblick. (...)
France Inter a ses « tauliers » de première ligne pour chaque thématique. Ce sont les invités, interchangeables, qu’on désigne par le pronom « un » suivi de leur nom de famille. Le sujet est très large ? J’ai des sociologues passe-partout (« un Viard, un Wieviorka »). Besoin de « sentir l’opinion publique » ? J’ai des politologues capables de lâcher des chiffres car ça fait bien à l’antenne (« un Dabi, un Fourquet »). On veut prendre « un peu de hauteur » ? Psychiatres ou autres philosophes branchés développement personnel, (« un André, un Comte-Sponville, un Lenoir ») on a aussi. Souvent des hommes dont l’égo est assez gonflé pour se sentir à l’aise à parler de tout et de rien. Peu importe les termes précis du sujet, tant que ça les touche plus ou moins directement, ils seront ravis et disponibles pour venir. Ça fonctionne un peu comme les éditorialistes des chaînes d’info en continu mais avec un peu plus de consistance intellectuelle. Bien pratiques pour combler un plateau composé de spécialistes plus « techniques », ils sont comme des piliers de comptoir pour lesquels le studio remplace le bistrot.
4. Usiner le réel
Précaire, responsable de beaucoup avec peu de moyens, l’attaché de production ne peut pas faire de vagues (...)
Pour être efficace, il incombe de comprendre une chose : la mission n’est pas de rendre compte du réel mais de l’actualité. Cette variation est bien plus qu’une finesse sémantique. (...)
Pour être efficace, il incombe de comprendre une chose : la mission n’est pas de rendre compte du réel mais de l’actualité. Cette variation est bien plus qu’une finesse sémantique. (...)
L’attaché de production appréhende et respecte les règles sans qu’on ait besoin de les lui expliciter. Il n’a pas le temps de faire autrement. La définition des sujets, tout comme le choix des invités, s’établit dans un rapport constant aux autres médias. Si plusieurs médias font quelque chose, il faudra le faire aussi. La concurrence régit la stratégie à adopter. (...)
L’anti-position mène à l’avènement de l’anti-réel. Une déclaration abjecte d’un ministre macroniste le weekend ? Il sera invité le lundi dans la matinale (à l’initiative de France Inter ou du ministre lui-même d’ailleurs, les demandes vont dans les deux sens). On vous expliquera que c’est d’abord à lui de s’expliquer, il représente la nation, « il doit rendre des comptes », et surtout ça fera des dépêches. C’est le meilleur moyen pour que tous les autres médias vous écoutent et vous reprennent (ça veut dire ça « être au cœur de l’actu »). S’ensuit 20 minutes de tapis rouge pour un individu qui enchaîne les mensonges sans être ni rectifié ni bousculé par les journalistes intervieweurs. Sa légitimité à s’exprimer ne découle pas du fond de ses propos, mais bien de sa position sociale. (...)
L’anti-position mène à l’avènement de l’anti-réel. Une déclaration abjecte d’un ministre macroniste le weekend ? Il sera invité le lundi dans la matinale (à l’initiative de France Inter ou du ministre lui-même d’ailleurs, les demandes vont dans les deux sens). On vous expliquera que c’est d’abord à lui de s’expliquer, il représente la nation, « il doit rendre des comptes », et surtout ça fera des dépêches. C’est le meilleur moyen pour que tous les autres médias vous écoutent et vous reprennent (ça veut dire ça « être au cœur de l’actu »). S’ensuit 20 minutes de tapis rouge pour un individu qui enchaîne les mensonges sans être ni rectifié ni bousculé par les journalistes intervieweurs. Sa légitimité à s’exprimer ne découle pas du fond de ses propos, mais bien de sa position sociale. (...)
L’anti-réel émerge de la machine, purgé de toute remise en cause des hiérarchies en place, comme un tampon de validation de la fin de l’Histoire.
5. Face à la rationalité néolibérale, saboter la machine ?
L’attaché de production est un des points d’ancrage de la néolibéralisation du travail journalistique. C’est notamment autour de lui que sont observables les conséquences de la généralisation de la « gouvernance » [2] dans les structures médiatiques (...)
Au début, on se demande comment il est possible que tant de liberté soit laissée à un jeune étudiant de M2 en sciences sociales pour construire les émissions de la première radio de France. Au milieu, on n’a même plus le temps d’y penser, il faut enchaîner. À la fin, une fois qu’on a réussi à sortir du tourbillon, on se rend compte que cette fameuse « liberté » n’en était en fait pas une : la seule solution existante pour honorer les missions qui sont les vôtres est d’appréhender et respecter la dynamique globale de la station, dont vous devenez dès lors un des multiples maillons. Une belle gouvernance, sans vague, sans conflit, bien huilée.
Comme pour les autres activités subventionnées car dites « d’intérêt public » (poste, transports, éducation etc.), la généralisation du néolibéralisme dans les médias accompagne une dépréciation qualitative. En plus de conditions de travail internes de plus en plus fragiles, la rigueur du rapport au réel ne constitue plus la tâche première du travail journalistique. Pour se maintenir sur le marché de l’info, d’autres priorités sont à mettre en avant. Ce renversement a des répercussions sur le plan politique : la densité de la mission de formation d’un « citoyen éclairé » par la mise à disposition d’une information vérifiée s’étiole, la fonction de contre-pouvoir exercée par la critique des éléments de langage du pouvoir est de plus en plus lacunaire. (...)
Une fois qu’on se rend compte de tout ça, on fait quoi ? On reste ou « on se casse » ? (...)
a rationalisation néolibérale se diffuse d’abord pour les heures de grande écoute, « La matinale » en tête de file. Dans la mesure où ce processus est lié à la volonté de France Inter (comme la plupart des autres gros médias) de « parler au plus grand nombre », c’est en toute logique dans les tranches principales d’information qu’il est le plus abouti et le plus verrouillé. Si vous avez comme objectif de torpiller la machine en son cœur, c’est dans ces espaces qu’il faudra réussir à pénétrer. Et là, le bât blesse. En trois ans de remplacements réguliers, je n’ai à titre personnel jamais été mobilisé sur la programmation de la matinale de la semaine. La directrice des ressources humaines sait pertinemment que je n’ai pas le profil adéquat pour répondre avec le dévouement nécessaire aux attentes de madame Salamé et monsieur Demorand (les attas pro de la matinale ont en effet comme principale caractéristique de ne jamais remettre en cause la pertinence de ce qu’ils produisent). La tranche principale de France Inter est une mécanique cadenassée, sur-contrôlée par la direction et encadrée avec poigne (pour ne pas dire autoritarisme) par la cheffe de la matinale chargée d’orienter tout ce beau monde dans la seule et unique direction possible. Pour un petit atta pro dénué de toute organisation collective, ça fait beaucoup à saboter.
6. Épilogue. Prométhée est dans la contre-allée (...)
certains programmes réputés « de gauche » sont instrumentalisés par la direction pour faire passer la pilule. (...)