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Franck Lepage : « L’école fabrique des travailleurs adaptables et non des esprits critiques »
Article mis en ligne le 10 août 2016
dernière modification le 6 août 2016

(...) Dans votre conférence gesticulée « Inculture(s) 2 », vous parlez de l’Université expérimentale de Vincennes, qui a ouvert ses portes aux lendemains de Mai 68 pour apporter une réponse aux revendications des étudiants. Pouvez-vous décrire comment vous avez perçu cette expérience et ce qu’elle avait de révolutionnaire ?

C’était un puissant sentiment d’égalité. Comparativement aux autres facultés où j’ai étudié, je ne m’y sentais pas « élève » : je m’y sentais chez moi. C’était un sentiment curieux où l’on se sentait complètement maître de ce que l’on avait envie de faire et d’apprendre. Il n’y avait que des gens qui étaient là pour développer une pensée critique et non obtenir un diplôme ; il y avait une effervescence intellectuelle où tout le monde cogitait, une sorte de bouillonnement incroyable et, pour la première fois comme étudiant, j’ai eu l’impression d’être un adulte et que ce que je disais comptait. On n’arrêtait pas de proposer des choses, de modifier les cours : nous étions tous chercheurs. Il y avait un monde fou : 32 000 étudiants ! C’était une ville. Il y avait un souk dehors, des assemblées générales tout le temps, on recevait sans arrêt des révolutionnaires : des Palestiniens, des Irlandais... C’était un endroit où l’on formait de la pensée contre le capitalisme, dans les années 1970, puisque l’Université de Vincennes a duré de 1969 à 1980. On pouvait circuler librement dans les salles et si on avait une après-midi à tuer, on pouvait aller assister à n’importe quel cours. On pouvait se gaver de savoir critique. (...)

rité du maître. Ça paraît banal mais l’enseignement est un lieu d’exigence. […] Et l’autorité du maître est fondée sur le savoir, le maître sait des choses que l’élève ne sait pas et donc il y a une hiérarchie. Elle est fondée sur le travail et sur l’effort qui sont plutôt des valeurs de gauche me semble-t-il³. » Que vous inspire cette vision de l’éducation ?

C’est complètement idiot. C’est la vision de l’éducation portée par Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay, Charles Coutel et toute leur clique — qui en appellent à l’école comme lieu de discipline. C’est toute la théorie du maître. On a complètement dépassé cela depuis : il suffit de lire Le Maître ignorant de Jacques Rancière pour s’en rendre compte. Pour comprendre, il faut remettre Debray dans son époque. Les années 1970 sont d’une extrême effervescence en terme de réflexion pédagogique : du fait du plein emploi (du moins pour les hommes, comme le rappelle Bernard Friot — les femmes étant alors moins demandeuses d’emploi) et que tout allait bien, on a commencé à remettre en question ce qu’était l’école. Il y avait des expérimentations pédagogiques absolument partout : c’était l’époque des écoles parallèles et tout le monde se mettait à faire de la pédagogie à la Freinet. Le système d’éducation descendant centré sur le maître, à la mode IIIe République, apparaissait comme non fonctionnel, comparativement. Mais tout ce courant novateur allait se refermer dans les années 1980, avec l’apparition du chômage. L’école allait très brutalement changer de cap pour devenir le lieu d’un fantasme des pouvoirs publics et des parents, selon lequel c’est à l’école de donner un emploi. (...)

On sait par ailleurs que l’autorité commence précisément là où s’arrête le pouvoir. J’ai été instituteur dans une école Freinet, durant un an, et mon expérience m’a montré que lorsque l’on donne le pouvoir aux enfants, lorsqu’on leur dit qu’ils peuvent parler quand ils veulent et à qui ils veulent pendant la classe, on a le sentiment de mettre son propre pouvoir en danger — et c’est ça qui est intéressant ! On est alors obligé de revoir complètement son rapport à l’élève. Et tous les bons professeurs que nous avons eus ne se sont jamais servis de leur pouvoir. Ils étaient si sûrs d’eux, dans leur envie d’enseigner, qu’ils étaient prêts à engager un dialogue avec les élèves, sans être pour autant terrorisés à chaque fois qu’il y avait du chahut. Et ces professeurs là disposaient d’une grande autorité tout en n’ayant jamais besoin de se servir de leur pouvoir. (...)

L’école est de plus en plus sélective. Elle a calqué ses méthodes d’enseignement sur la logique du management d’entreprise — par exemple, en adoptant la « pédagogie par projets » ou en adoptant le discours des compétences. C’est une école qui fabrique des travailleurs adaptables et pas du tout des esprits critiques qui se syndiqueront et feront des grèves. Les méthodes pédagogiques par projets se présentent toujours sous un angle généreux (comme le travail en équipe) mais calquent complètement le modèle néolibéral de l’entreprise afin de fabriquer des individus extrêmement autonomes et pas du tout des collectifs, qui risquent de devenir contestataires et de s’organiser dans la critique, si besoin. (...)

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