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Franck Lepage : « Le gilet jaune est le symbole d’une conscience de classe qui est en train de renaître »
Article mis en ligne le 27 décembre 2018

Franck Lepage, cofondateur de la coopérative d’éducation populaire Le Pavé et de l’association L’Ardeur, ancien directeur du développement culturel à la Fédération française des maisons des jeunes et de la culture, développe et propage depuis des années le modèle de la conférence gesticulée, dont il est à l’origine. Nous avons souhaité nous entretenir avec lui autour de l’éducation populaire et de la multiplication des conférences gesticulées, ainsi que de l’insurrection des Gilets jaunes, en passant par le pouvoir macronien.

Les gens souffrent tellement, on a tellement tout démoli, jusqu’aux métiers eux-mêmes : les infirmières avec leurs “démarches qualité” dans les hôpitaux, pour ne citer qu’un exemple, qu’on en arrive finalement aux Gilets jaunes, en fait. (...)

Ils ont du mal à formaliser un programme de revendication… Encore que. Les médias ne comprennent rien au mouvement : il y a tellement de revendications différentes qu’ils ne savent pas quoi en dire. Ce qui me frappe, par contre, c’est la cohérence extrêmement claire quant au refus des politiques néolibérales mises en place depuis les années 1980 et depuis la trahison du référendum de 2005.

C’est un mouvement génial. Le problème, selon moi, c’est que pour le moment, ça ne peut qu’aller vers de la répression, puisqu’il n’y a de fait pas d’organisation en termes de négociation. La seule chose qui oblige le patronat à reculer, ce n’est pas la violence, c’est l’arrêt de la production. La grève générale. En 1968, ils ont lâché grâce à la grève générale : on a obtenu 30 % d’augmentation du SMIC, 10 % d’augmentation de la totalité des salaires en France, augmentation des allocations familiales, le droit de se syndicaliser dans les entreprises… Tout ça parce que la production a été arrêtée. Dans ces cas-là, le patronat cesse de rigoler et lâche tout. Tout en imaginant qu’ils récupéreront tout ça derrière, mais sur le moment, ils ne veulent qu’une chose : lâcher, et que la production reparte.

Là, on manque de ça, de la grève. Ils ont désamorcé instantanément la grève des routiers en leur donnant tout de suite ce qu’ils exigeaient parce que les routiers ont le pouvoir de paralyser le pays et de bloquer la production. Le mouvement des Gilets jaunes est donc un mouvement où le pouvoir politique a toutes les cartes en main pour réprimer de façon extrêmement violente. Je ne suis pas très optimiste dans la mesure où je ne vois pas de sortie de crise autre qu’une généralisation de la violence… (...)

il y a quelque chose d’intéressant, c’est que les casseurs, les Black Blocs, les deux ensemble, maintiennent la pression sur le gouvernement. S’il n’y avait que des Gilets jaunes sur des rond-points, le pouvoir les laisserait se peler le cul indéfiniment… Seulement, on a ces gens qui sont nombreux, qui se baladent sur les Champs, sans banderole, dispersés, et tout à coup surgissent des éléments de guérilla urbaine. C’est un mouvement qui contraint considérablement le pouvoir. La violence sert le mouvement, à mon avis. J’ai lu un petit bouquin vraiment bien il n’y a pas longtemps, Comment la non-violence protège l’État, qui traite de ça. (...)

on a aucun exemple de droits sociaux conquis sans violence. Le patronat ne s’est jamais levé un matin en se disant « Tiens, je vais leur filer une nouvelle semaine de congés payés ». (...)

D’autant que si on parle de violence révolutionnaire, il faut aussi parler de la violence policière, de la violence d’État… La violence n’est pas une pathologie, c’est un facteur de l’Histoire.

La gauche que j’appelle la “gôgôche” passe son temps à condamner la violence, mais ce qui fait tenir ce mouvement, c’est que ça pète de partout. D’autant que je le répète, il y a plusieurs formes de violence. (...)

Les soixante personnes interpellées lors de la première manif qu’on nous a présentées comme étant tantôt d’ultra-droite, tantôt d’ultra-gauche n’étaient ni de l’un ni de l’autre. On peut même trouver leur profil sociologique sur Médiapart : ce sont des ouvriers, des métallos, des menuisiers, comme lors de la Commune de Paris. On a donc les membres des Black Blocs d’un côté et ces gens-là de l’autre, les gens ordinaires. Et puis on a aussi les loulous des banlieues qui vont se servir dans la boutique Apple. Et alors ? On est dans une société qui étale partout ses objets de consommation, et je ne suis pas surpris par le fait que ces gens qui n’ont pas un rond aillent se servir. (...)

Je suis d’accord pour dire que la violence, c’est mal. Mais c’est un peu court. Moi non plus je n’aime pas particulièrement prendre des gnons dans la tronche. Seulement, la violence sociale est énorme : des gens se suicident, merde ! On ne parle jamais des milliers de morts du travail. C’est l’épisode des deux gars à qui on a déchiré la chemise, qui venaient de foutre des centaines de personnes au chômage, et dont on a retenu que les chemises déchirées, avec les journalistes qui essayaient de faire dire à leurs invités « Mais condamnez-vous cette violence ? » (...)

Macron, derrière ses airs de gendre idéal, n’hésite pas à aller à l’affrontement. Mains arrachées par les grenades, tirs de LBD 40 en tirs tendus, pas loin de 1500 gardes-à-vue… Ça a été chassé par l’actualité, mais l’affaire Benalla a fait émerger la volonté du président de se munir d’une milice politique, et le nombre de condamnations consécutives aux manifestations des Gilets jaunes est colossal…
Macron est quelqu’un de très dangereux. Le fait qu’il ait défilé le jour de son élection dans un véhicule militaire en dit long. (...)

Le petit numéro qu’il a joué à Verdun, cette espèce de réhabilitation de Pétain, tout ça, c’est pour se mettre l’armée dans la poche. Je pense que ce mec est très dangereux et qu’il est d’autant plus dangereux qu’il est bête. Il sort de ces espèces de fabriques à crétins que sont les grandes écoles, ce qui explique entre autres pourquoi son analyse de la société est tellement idiote. La phrase que je préfère, venant de lui, c’est « On dépense un pognon de dingue et il y a toujours autant de pauvres » : ça mérite à minima le Nobel d’économie, une phrase pareille. Il a été ministre de l’économie, quand même… « On dépense un pognon de dingue et il y a toujours autant de pauvres ». Il faudrait que quelqu’un lui explique comment tout ça fonctionne, à un moment. (...)

Ce qu’il faut aussi comprendre, c’est que la France est un pays extrêmement répressif, probablement l’un des pays “développés” les plus répressifs. Un sociologue expliquait que ce n’est pas un hasard si on est la première productivité mondiale par travailleur, c’est bien parce que la France est un pays tout sauf cool, où la pression est énorme et constante. Il suffit de regarder ce qui se passe dans les entreprises pour le comprendre. (...)

Il y a aussi un travail à faire sur les mots : ils parlent des cotisations comme de “charges”, par exemple. Ils parlent sans cesse de compétitivité… C’est un discours qui finit par rester dans les têtes… On peut aussi parler de la “dette”, qui n’est pas une “dette”. Les gens se disent que s’il y a une “dette”, alors, il faut bien la rembourser. Mais qui explique la dette ? Est-ce qu’on a accès à ce savoir, si on ne le cherche pas spontanément ? (...)

Il fait toute la différence, ce gilet. Il ne serait pas là, il n’y aurait que des gens habillés normalement sur un rond-point, ce serait totalement différent. Ils nous ont obligé, tous, à l’avoir, ce gilet jaune fluo. C’est formidable, ce retournement. C’est devenu un symbole maintenant, au même titre que le bonnet phrygien, c’est devenu un drapeau de la lutte des classes. (...)

C’est le symbole d’une conscience de classe qui est en train de renaître. Quand je croise d’autres personnes qui comme moi, ont le gilet jaune sur le pare-brise, il y a une complicité chaleureuse qui s’installe. On se reconnaît entre nous. (...)

On a fait onze manifs pour les retraites, qui n’ont servi à rien. J’en ai fait une ou deux, on marchait derrière les banderoles, la manif classique, quoi. Là, ça ne ressemble à rien. Il y a des gens partout, des types qui remontent les Champs, qui les redescendent… Cette forme chaotique est incompréhensible pour le pouvoir. (...)

L’une des pires hypothèses de ce sur quoi pourrait déboucher le mouvement, c’est un régime d’extrême droite. C’est en train de surgir partout, il n’y a pas de raison pour qu’on y échappe.

Tel que je vois tout ça, il y a trois possibilités. La possibilité de sortie par les urnes qui mettrait Mélenchon très en avant ? Je n’y crois pas. Ils ne laisseront jamais faire, ils ont eu trop chaud aux fesses pendant la présidentielle. (...)

L’autre possibilité, c’est une généralisation de la répression, ce qui ouvre la porte à la possibilité d’une guerre civile. Il suffirait que les populations exploitées et massivement racisées des banlieues s’y mettent, et là, ils ne pourraient absolument plus rien contrôler. (...)

C’est là que la gauche a un rôle à jouer. Soit elle condamne la violence, les casseurs, soit elle pousse les classes moyennes à faire alliance.

La dernière hypothèse, c’est donc l’extrême droite. Macron dégage et les 30 % d’électorat frontiste portent Le Pen au pouvoir. D’autant que le patronat n’a pas peur de l’extrême droite : il sait très bien composer avec. (...)

L’issue est totalement incertaine. Dès le début du mouvement, j’ai vu tous mes amis de gauche se méfier, dénoncer la présence de l’extrême droite, et j’ai fait un post Facebook à ce propos, en disant de faire attention, qu’on était en train d’assister à la naissance d’un mouvement social et qu’il ne s’agissait pas de commencer à se pincer le nez en regrettant la présence d’adversaires politiques. Je me suis fait allumer par les antifas, qui sont vigilants puisque c’est leur raison d’être, mais personnellement, le mec ou la nana qui gagne 1100 € par mois, qui n’en peut plus, et qui vote FN, je ne lui en veux pas. Le PCF est mort, la CGT ne fait plus le boulot, le travail d’éducation politique n’est plus fait, alors lorsqu’un discours simple désigne un adversaire et que ça te permet d’imaginer que c’est ça qui entretient ta situation, forcément, il rencontre un public. Je refuse de les faire passer pour des racistes (...)

Si c’était un mouvement structurellement raciste, je comprendrais l’inquiétude. Mais ce n’est pas le cas. Lorsque je suis allé tracter contre le TCE (Traité établissant une constitution pour l’Europe) en 2005 sur les marchés, il y avait aussi des militants du FN. J’étais pour le “non”, eux aussi, mais on ne l’était pas pour les mêmes raisons. À l’époque, on me disait que je ne pouvais pas appeler à voter “non” sous prétexte que le FN le faisait aussi. C’est insupportable comme discours. (...)

le taux de syndiqués en France est extrêmement bas. Ce n’est pas la CGT qui est en cause, c’est une stratégie offensive de destruction des syndicats dont Macron est en train de poser les derniers clous du cercueil avec la loi sur “la liberté de choisir son orientation” qui consiste à retirer la principale force des syndicats : la formation.